Deux chansons pourraient incarner les sentiments qu’inspirent un coup d’œil sur cette année qui se termine… People, I’ve Been Sad et House Music All Night Long résument à elles-seules une année violemment atypique. Signées respectivement par Christine & the Queens et Jarvis Cocker, elles ont pourtant été écrites, enregistrées et sont sorties avant le premier confinement, mais auront résonné près fort pendant celui-ci. Héloïse Letissier, alias Christine & the Queens, a été inspirée par le décès de sa mère pour écrire la première. Mais la mélancolie bilingue que ce titre diffuse est universelle, sa mélodie si bien troussée et le dynamisme de la production ne plongeant pas l’auditeur dans le pathos, mais suscitant une sincère empathie. Oui, les gens auront été tristes cette année. Ils auront été seuls aussi. House Music All Night Long est un double-sens malin, car Jarvis Cocker ne parle pas de rave parties mais de musique jouée à la maison, dans une solitude claustrophobe. Avec humour et une certaine sidération, il nous indique le seul moyen de ressentir aujourd’hui une émotion musicale. Etant donné que nous ne sommes pas encore sortis des ronces, on n’a pas fini d’y revenir. « La Vita Nuova », l’EP que Christine & The Queens a sorti en février est une réussite totale. Concocté avec l’aide d’Ash Workman, le bras droit de Joseph Mount de Metronomy, il contient cinq chansons d’une pop de très haute volée aux influences intouchables (Bowie, Christophe, Jackson…) et s’ouvre avec People, I’ve Been Sad. Artiste ultra-contemporaine, Christine & the Queens a de plus réussi à faire vivre « La Vita Nuova » malgré la conjoncture on ne saurait plus défavorable. D’abord avec un petit film, ou un long clip baroque illustrant cet EP, mais aussi en squattant les talk-shows internationaux (exercice qu’elle maîtrise parfaitement), en distanciel bien sûr (horrible néologisme), ainsi que les radios et les réseaux sociaux, se rendant très visible et indispensable en ces temps où les artistes ont le plus grand mal à se faire entendre. Pour toutes ces raisons, People, I’ve Been Sad méritait le titre de Song Of The Year 2020. Quant à Jarvis Cocker, il revient en pleine forme après dix ans de silence discographique (hormis pour quelques collaborations) et avec un nouveau projet avec groupe, Jarv Is… L’album « Beyond The Pale » est ce que l’exubérant excentrique anglais a fait de mieux depuis « This Is Hardcore » de Pulp en 1998, le replaçant à son rang de maître d’une pop ironique, élégante et lettrée, mais jamais tiède.
Alors que la majorité des artistes (ou leur maison de disques) a préféré repousser la sortie de leur nouvel album à des dates plus favorables, voire sine die, certains ont tenu à le sortir à la date prévue avant la crise sanitaire. C’est le cas des Strokes et ça a été la divine surprise. En effet « The New Abnormal » paru en avril est ce que le gang new-yorkais a produit de plus enthousiasmant depuis quinze ans. Cet album riche en chansons fabuleuses comme At The Door (SOTW #199) ou The Adults Are Talking, précipité de mélancolie dynamique décline avec panache un style rock inégalé et prouve s’il le fallait que Julian Casablancas est un immense chanteur. Crooner hexagonal et fan transi des Strokes d’ailleurs que Benjamin Biolay, lequel a réussi à faire tomber toutes les réserves le concernant avec « Grand Prix », album long en bouche aux atours très pop indé. On a hâte d’entendre des chansons du calibre de Comme une voiture volée ou Comment est ta peine ? en concert. Ce printemps peut-être ? Une star telle que Childish Gambino s’est permis de sortir un nouvel album d’une façon parfaitement anonyme. Les (très bonnes) chansons qui le composent comme 47.48 (timing du début de cette chanson sur le streaming) n’ont pas de titre, l’album non plus d’ailleurs, pas plus que d’image. Pourtant « 03.15.20 » (date de sa sortie, elle ne vous rappelle rien ???) est sans doute ce qui s’est fait de mieux cette année dans le genre soul R n’B. Serait-ce pour qu’on n’en juge que la musique et uniquement la musique ? Le second effort des jeunes Irlandais Fontaines D.C., sorti lui aussi lors du premier confinement est encore meilleur que le premier. « A Hero’s Death » confirme le talent fou de cette bande de rockers aussi poètes qu’énergiques. Enfin, le nouveau Tame Impala, « The Slow Rush » poursuit l’expérience disco psychédélique entamée avec « Currents ». Quand la perfection sonore rencontre une pop extasiée. On a hâte de reprendre la voiture pour avoir le bonheur de jouir d’une longue virée avec une telle B.O. à fond dans l’habitacle…
La jeunesse, particulièrement malmenée et mise sous cloche cette année s’est montrée particulièrement douée et prolixe. C’est manifeste Outre-Manche où de nouveaux venus de moins de vingt ans se sont distingués avec panache, tel.le.s la très douée et vraiment prometteuse Arlo Parks, voix de soie et néo-soul consciente de velours dans lesquelles on aimera se lover, le craquant Declan McKenna et sa pétulante et sensible pop mâtinée de glam rock aussi engagée qu’irrésistible. Depuis la lointaine province du Saskatchewan et doté d’un accent à couper à la serpe, un jeune chanteur folk a sorti l’un des plus beaux albums de l’année. Avec « The Neon Skyline », Andy Shauf s’impose comme un songwriter dont on ne saura plus se passer. La claque de l’année m’a été assénée par un jeune gandin du Yorkshire d’à peine dix-neuf ans. Sydney Minsky-Merchant, qui à la tête de Working Men’s Club a généré un album démoniaque de punk rock électronique, citant the Fall et New Order, dont on ne se remet pas facilement, tant les chansons sont bonnes et les arrangements uniques. On peut se demander vers où ces jeunes pousses surdouées pencheront, et peu importe, ils sont en ce moment essentiels, pour reprendre un mot qu’on aura galvaudé.
Cette année hors du commun nous aura poussés vers l’introspection mais nous aura aussi permis d’aborder des rivages vierges, nous autorisant à nous immerger dans des musiques qu’on aurait habituellement négligées, à cause de l’image qu’on veut avoir par rapport à son entourage ou autres imbécillités qui nous gouvernent. Aurais-je alors écouté avec bienveillance, et pour le coup vraiment apprécié le funk solaire et créole de David Walters ou la variété italienne revisitée et panoramique du Turinois Andrea Laszlo de Simone ? On serait vraiment stupide de passer à côté.
Le 5 mars 2020, j’assistais à mon dernier concert, celui d’Algiers à la Maroquinerie. Le titre du dernier disque du groupe de soul punk américain était pourtant prophétique : « There Is No Year » m’a souvent accompagné pendant le premier confinement. L’expérience de la musique live nous manque à tous, j’en suis sûr, terriblement, la communion qu’on ressent en ces moments, avec le groupe sur scène comme avec nos compagnons spectateurs est irremplaçable, pour les artistes comme pour le public. Aurait-on seulement imaginé, dans nos délires les plus paranoïaques, devoir souffrir un tel manque ? Je n’ai pas accroché aux tentatives, fort louables, des concerts en distanciel, via écrans partagés, qui ont fleuri sur les réseaux lors du premier confinement. J’ai pourtant acheté mon premier « billet » pour un concert virtuel qui a eu lieu le 13 décembre, « Song Machine Live From Kong » par Gorillaz. Concert virtuel pour groupe cartoon, cela se tenait, d’autant plus qu’on connaît l’adresse de Damon Albarn et Jamie Hewlett pour surfer sur le zeitgeist. Le résultat fut assez bluffant. Extrêmement bien filmé et mis en son, mêlant groupe jouant en live et projection d’animations (les personnages de Gorillaz) ou hologrammes d’invités qui ne pouvaient pas être de la partie (Beck, Fatoumata Diawara ou encore Elton John, ici version cartoon), le concert inventif et brillant transcrivit parfaitement l’ambiance bigarrée, aussi bien au niveau des musiques que des invités, de l’album « Song Machine, Season One », le très bon cru de l’année de Gorillaz. Ne manquait alors que le feedback du public pour que cette soirée fût parfaite. J’espère donc que cette expérience restera unique… N’empêche qu’en voyant ce sale gosse rapper de slowthai et les petits punks de Slaves foutre le bordel sur Momentary Bliss, le moment ska punk de cette « Song Machine », on aurait donné n’importe quoi pour en être. Strange Timez…
01 Christine & The Queens – People, I’ve Been Sad
02 Working Men’s Club – John Cooper Clarke
03 The Strokes – The Adults Are Talking
04 Gorillaz – Momentary Bliss (ft. Slaves & slowthai) (SHOT)
05 Declan McKenna – Be An Astronaut (SOTW #208)
06 Janelle Monae – Turntables (SHOT)
07 Benjamin Biolay – Comment est ta peine ? (SOTW #207)
08 Tame Impala – Is It True?
09 Jarv Is – House Music All Night Long
10 Fontaines D.C. – A Hero’s Death
11 Roisin Murphy – Something More
12 The Limiñanas – Calentita (ft. Nuria)
13 Arlo Parks – Hurt (SOTW #214)
14 The Avalanches – Take Care Of Your Dreaming (ft. Tricky, Denzel Curry & Sampa the Great)
15 Perfume Genius – Nothing At All
16 Balthazar – You Won’t Come Around
17 Algiers – Disposession (SOTW #201)
18 Andrea Laszlo de Simone – La nostra fine
19 PEREZ – Ticket
20 Andy Shauf – The Neon Skyline
21 Phoenix – Identical (SOTW #209)
22 David Walters – Kryé Mwen
23 Caribou – You & I
24 slowthai – nhs
25 Pottery – Hot Heater
26 Baxter Dury – I Am Not Your Dog
27 The Streets – I Wish You Loved Me As Much As You Love Him (ft. Donae’o & Greentea Peng)
28 HAIM – The Steps
29 Childish Gambino – 47.48
30 IDLES – Grounds (SOTW #210)
31 Hanni El Khatib – Alive (SOTW #204)
32 Shame – Water In The Well
33 Paul Weller – On Sunset
34 Mondo Cozmo – Black Cadillac
35 Clara Luciani & Alex Kapranos – Summer Wine
36 Mura Masa – No Hope Generation
37 Jean-Louis Murat – Ça c’est fait
38 The 1975 – If You’re Too Shy (Let Me Know) (SOTW #205)
39 Yelle – J’veux un chien
40 Eels – Are We Alright Again?