Wadi Qelt - Un gros palmier
Wadi Qelt - Un gros palmier

Chroniques du Levant : La Palestine (janvier 2017) – Jour 9

Voilà le topo. On avait envie de voir la Palestine. De nos propres yeux. On voulait se faire une idée de ce bordel qu’on nous enseigne en classe, qu’on lit dans les journaux, qu’on voit à la télé. On voulait mettre des images sur ces noms qu’on connaît sans les connaître. Jérusalem, Bethléem, Jéricho, Hébron, Naplouse. Ces noms qui peuvent faire rêver, ou bien faire peur, évoquer la lumière divine, les Orients mythiques, mais aussi les Croisades, les jets de pierre, les murs.
Et l’occasion était trop belle. Notre pote Aël revenait d’un long voyage depuis la Chine. Il était donc dans le coin, et on s’est donné rendez-vous à Jérusalem, en janvier 2017.

12 janvier 2017

Départ pour Jéricho. Petit-déj’ au Cann Expresso avec stagiaire zélé et serveuse aux petits oignons. On commande trois omelettes aux légumes avec café et jus d’orange en sus. Pour bien que ça tienne au corps durant l’ascension. On se tire direction la gare de services.

Un type nous dirige vers un type qui nous dirige vers un type qui nous emmène à Jéricho. Notre balade part en théorie du centre-ville, mais on peut se faire déposer un peu plus haut sur la route pour atterrir directement dans le joli paysage. On décide de tout se faire à pied et de ne pas se faire avancer en voiture. Mais ça paraît tellement inconcevable au chauffeur qu’on veuille marcher tout ce temps qu’il insiste pour nous poser plus haut. On lui dit que non, on veut marcher, il dit que non, on dit que si, il nous laisse finalement au centre.

Après avoir cherché sans succès le chantier de l’assoc’ de mon amie C, on attaque l’ascension. L’objectif est de descendre dans le Wadi (canyon), de le suivre tout du long jusqu’au monastère Saint Georges et de remonter au sommet. Et c’est ce qu’on fait. Les gorges sont magnifiques, c’est le grand silence, il fait bon, on crapahute dans le lit de la rivière asséchée, sur les rochers. On se croit dans Indiana Jones, dont Peco cherche désespérément la musique (pas le thème principal). On trouve finalement une voie pour sortir du canyon et remonter vers le monastère. Il est fermé, évidemment. Les moines avaient dû prendre des RTT.

Juste à côté, un genre de classe verte de lycée ou d’université fait des barbeucs et fume des chichas en dansant la dabkeh. Ils parlent en laissant des tonnes de merdes partout. On entreprend de gravir le sommet en face. On croise des gros ricains suintants avec des keffiehs blancs et des perches à selfie. Ils suent et prennent des photos, et sont suivis par des ânes qui remorquent leurs corps gras pour remonter jusqu’au parking.

On arrive en haut, on admire la vue, on mange nos dernières noix, on fait sécher nos aisselles, on redescend. On laisse partir les petits Arabes devant, et on attaque le retour, en longeant le canyon par l’autre côté. On surplombe les gorges, c’est vraiment magnifique. On finit par rejoindre la ville et on s’installe au Green Valley, sorte d’oasis qui nous abreuve et nous chichate. On se détend, on discute, on souffle. La chicha est parfaite, tout va pour le mieux.

On se dit en sortant que cette journée était parfaite, qu’elle ira vite à écrire. C’était sans compter sur les événements qui allaient suivre, et chambouler nos tripes et nos cerveaux pour un bon petit moment.

Salaf, tomates, oignons.

On se dirige vers la gare des services, bien décidés à se rentrer pépouzes à Ramallah pour 17 shekels.

Au détour d’un rond-point, un type nous aborde, très insistant et trop aimable. Hey guys! Where you going? Ramallah? How much you pay? 17 shekels? Okay, I take you. We find fourth person and we go with my taxi.

Petit moment de réflexion, on se tourne tous vers Aël pour validation. En théorie, en voyage, ne jamais accepter une offre qu’on n’a pas sollicitée. C’est la règle que je me suis fixée au gré de mes pérégrinations et des entourloupes. Mais bon, tout bien considéré : le type prend le même tarot qu’un service, il propose de prendre une quatrième personne et donc de partager la course, qu’est-ce qui pourrait clocher ? Il peut juste essayer de nous mettre une banane en nous faisant payer les quatre places alors qu’on n’est que trois, mais au pire ce ne sera pas bien méchant.

On monte. Je ne sens pas du tout le type. Je sens venir la banane, ou le malaise, je ne sais pas quoi mais je le sens. On commence à chercher une quatrième personne, en tout cas il fait mine de chercher. À la gare de services pour Ramallah, personne. Aux rassemblements habituels, personne.

On finit par se garer près d’un arrêt de bus, où un type s’approche de la fenêtre, intéressé par la course. Je remarque tout de suite ses lèvres glabres, signe distinctif des religieux ultra tradis, salafistes. Bon, je me dis, y en a des biens, laissons-lui une chance. Il arrive dans la voiture, Aël lui laisse la place devant car he is a big man, selon notre chauffeur. Nous voilà donc trois Blancs, un chauffeur et un salaf, en route pour Ramallah.

Le chauffeur attaque d’emblée : He wants to talk to you, to the one who speaks Arabic. Aël est tout désigné, il va encore une fois devoir essuyer les plâtres. Le type enchaîne, après deux minutes de trajet : What do you know about Islam? Do you know Al Aqsa Mosque? La mosquée Al-Aqsa à Jérusalem. You’re from France, are there Muslims in France? Mosques?

On comprend qu’ils se connaissent. Je dis à P, ça va être long, il commence à lui parler Islam et c’est un gros salaf. A, flairant les questions sensibles évidemment, tente de faire au mieux et botte en touche dès que possible.

Puis d’un coup, je sens le ton du chauffeur se durcir, se faire plus sévère, comme si on passait aux choses sérieuses : Quels prophètes reconnaissez-vous ? Avez-vous lu la bible ? La Torah ? Le Coran ? Adorez-vous Jésus ? Marie ? Que savez-vous de Mahomet ?

Chaque question est comme un petit shot d’adrénaline que le mec nous injecte, avec l’impression de subir un interrogatoire dont chaque réponse conditionnerait la suite des événements.
C’est officiel : on est morts de trouille. On commence à marquer le cuir, à se crisper, et chaque question du chauffeur en anglais nous rajoute une dose d’angoisse.

Aël officialise la peur : Les gars, là, ça pue. Soyez prêts à tout. Si Aël ne le sent pas, c’est que ça sent vraiment, vraiment pas bon. Pendant ce temps-là, le cheikh Khamis, car c’est son nom, flanqué de son petit bonnet brodé et de ses lèvres glabres, commence à hurler :

Allaaaaaah ! Allaaaaaah !

Et il agite les mains en nous débitant des phrases en arabe, que le chauffeur nous traduit calmement en anglais. Le Coran dit qu’Allah est le seul Dieu et que Mahomet est son prophète.

Allaaaaaah ! Allaaaaaah !

Le Coran dit que les hommes doivent faire le bien, et n’adorer que Dieu.

Allaaaaaah ! Allaaaaaah !

Le Coran dit que les hommes ne doivent pas s’intoxiquer, pas faire le sexe, mais se marier.

Allaaaaaah ! Allaaaaaah !

Je ne vais pas vous mentir, on se chie dessus. On est en train de vivre les dernières heures de notre vie, c’est une certitude. On a par contre tous une version différente, quant aux modalités de notre mort. Pour vous résumer le topo :

  • on est verrouillés dans une voiture avec un salaf et un chauffeur taré.
  • on est lancés à plus de 100 km/h sur l’autoroute.
  • on est en Cisjordanie, dans un territoire contrôlé par Israël et avec des check-points réguliers.

Voici donc comment chacun imagine notre trépas imminent et certain :

  • Moi : le chauffeur va nous balancer contre un parapet au son du dernier prêche du cheikh Khamis, pour punir les mécréants que nous sommes et du même coup s’en sortir le cul propre en devenant martyrs.
  • Peco : ils vont nous braquer au flingue et nous demander de nous convertir ou nous kidnapper direction Mossoul, pour rançon ou Jihad forcé, en devenant Aël el Normandyi, Peco el Tarari et Abel el Lunetti.
  • Aël : ils vont actionner le détonateur qu’ils ont planqué dans la bagnole au son de la profession de foi musulmane, la Shahada, aujourd’hui malheureusement associée aux kamikazes qui se font péter au nom de Dieu.

Dans les trois cas, ça pue.

Aël me demande de checker Google Maps, pour être certains qu’on va bien vers Ramallah. J’ai l’impression que c’est bon. Le cheikh Khamis continue son prêche :

Allaaaaaah ! Allaaaaaah !

Aujourd’hui beaucoup de gens se disent Musulmans et ne sont que des fous sanguinaires et des illuminés. Le Coran nous dit, tu ne tueras aucun homme. Tu ne tueras pas de Musulmans, tu ne tueras pas de Chrétiens, tu ne tueras pas de juifs. Daesh, ce ne sont pas des musulmans, ce sont des fous. 

Le tout en s’épongeant le front.

À partir de là, je commence doucement à me détendre. Même si on est coincés dans une bagnole lancée à 100 à l’heure avec un type qui hurle Allah Akbar ! et qu’on envisage tous assez sérieusement de se jeter hors de la voiture.

Mais je me détends parce que je me dis : un type qui respecte la loi de Dieu à ce point-là et qui vient de m’expliquer (certes en hurlant) qu’un bon musulman ne devrait tuer personne, ne peut pas décemment nous supprimer. Ce serait s’assurer un aller simple pour les flammes de l’enfer.

Donc je me détends, mais léger.

Aël demande à Peco : surveille ses mains, regarde s’il ouvre la boîte à gants. S’il avait fait le moindre geste louche, Aël nous avouera plus tard qu’il était prêt à lui sauter à la gorge. On est tous en mode survie. Le ciboulot qui tourne à 100 % comme quand t’es soûl et qu’il t’arrive une tuile. Ça carbure, là-haut.

Puis soudain, le chauffeur se gare sur le bas-côté, il demande au cheikh Khamis, C’est là que tu descends ? – Ouais, ouais !

Aël descend, fait le tour de la voiture, et va pour serrer la main que le barbu lui tend. Dans sa tête, c’est clair, il va se faire péter. S’il entend ne serait-ce que le début de la profession de foi, il lui saute à la gorge pour l’empêcher de déclencher sa ceinture. Ils se serrent la main, et il lui dit avec un grand sourire, Venez loger chez moi ! Je vous montre la mosquée ! Demain vous allez en Jordanie, passez par chez moi, je vous y emmène ! Aël refuse poliment, et se fend d’un magnifique, Very nice to meet you. Et quand on sait la trouille de l’espace que le gars nous a foutue, il fallait un sacré sang-froid pour la sortir, celle-là.

Le type s’éloigne, Aël monte devant à sa place, et commence à ouvrir frénétiquement la boîte à gants pour en avoir le cœur net. Là, le chauffeur se met à rire et nous fait, Why scary? Your friend funny, he open the box! Why scary?

On est atterrés par sa réaction. Comment cet enfoiré peut-il ne pas voir qu’il nous a collé la trouille de notre vie, qu’on s’est progressivement enfoncés dans nos sièges et qu’on est blancs comme des culs ?
Aël lui demande ce que c’était que ça, lui demande ce qui vient de se passer exactement, lui demande qui est ce malade.

Lui ? Ah, mais non ! Lui, c’est un religieux ! (Sans blague.) Il fait souvent ça ! Il adore expliquer l’Islam et le Coran aux gens, il parcourt la région, prêche dans des mosquées, parfois dans des taxis. Mais là, il était trop heureux de voir trois Français, et d’avoir l’opportunité de leur expliquer ce que c’est que l’Islam !

OK. De l’excès de zèle, alors. Un surplus d’enthousiasme. Un peu comme un gros berger allemand qui est content de te revoir et qui, n’ayant pas conscience de son poids, te casse trois côtes en te sautant dessus.

Je lui demande s’il fait souvent ça à des touristes, et lui dis que je serais curieux de savoir comment ils réagissent. Il me dit que tout le monde adore ça, et que les gens sont tous ravis d’apprendre des choses qu’ils ignoraient.

Mais bien sûr. Je vous mets au défi de me trouver un occidental, dans le contexte actuel, qui serait ravi de partager un taxi pendant une heure avec un barbu salafiste qui hurle Allah Akbar en vous pointant du doigt.

Et le type continue, comme s’il ne comprenait pas qu’on en a ras le cul de causer religion, qu’on a flippé, qu’on n’a pas envie de ça. Aël lui dit qu’on veut changer de sujet. Et le type lui répond : Okay, we stop talking religion. But just ask yourself where you are. And God can give answers.

Après quelques minutes de silence, le type ralentit et s’arrête sur le bas-côté. Un mec monte. Il a pas l’air bien. Du genre franchement abîmé, avec sac plastique-valise en sus. C’est notre nouveau quatrième passager.

Au bout de quelques questions du chauffeur, on apprend qu’il vient de Gaza. Ah ben super. Il ne manquait plus que ça. Le combo de l’espace. Le chauffeur commence à nous dire qu’il ne lui fera pas payer la course parce qu’il vient de Gaza et qu’il est malade, qu’il vient se faire soigner à l’hôpital de Ramallah, que ses enfants sont malades, que sa femme est morte, que son père est handicapé, que son fils a un pied-bot, que son frère est un homme tronc. Il nous demande à demi-mots si on compte lui donner quelque chose pour l’aider.

Putain mais ça suffit, bordel ! On a encore les fesses qui claquent à cause de l’autre taré, et voilà qu’il veut déjà nous remettre une banane. À n’importe quel autre moment, on aurait compati, écouté, sans doute sorti le larfeuille. Mais on reste humains, et parfois on sature. Ça commence vraiment à devenir long. Le Gazaoui se met à pleurer, à prier en arabe. Non mais sans déconner. Le chauffeur nous fait, Now he’s crying.

Merci, ducon. Sans blague. Le type décide de nous montrer ses papiers médicaux et son permis de sortie de Gaza. C’est vraiment horrible pour lui, mais on n’en a plus rien à cirer. On veut juste se tirer avant qu’il se mette à genoux en hurlant. On arrive à un check-point, et le chauffeur nous fait : J’espère qu’ils ne vont pas nous contrôler. Ouais, moi aussi j’espère. Un chauffeur probablement affilié au Hamas, un Gazaoui quasi-clandestin et trois blancs-becs, pas du tout suspect comme cargaison. Mais au point où on en est, on se dit que passer une nuit avec Tsahal serait limite sympa.

Heureusement, on passe sans problème. Dernier flip pour Aël quand un pick-up nous barre la route en faisant demi-tour. Il s’imagine déjà enlevé, dans un 4×4 direction Mossoul. Heureusement, le mec tape juste un créneau.

Plus loin, une fois entrés dans Ramallah, j’ouvre la portière pour me tirer, j’en ai ras le cul. Le mec, surpris, dit : Wait! Wait! I go to parking! Il se gare à l’arrache en double file, et on dégage sans demander notre reste (puisqu’il nous avait demandé de payer d’avance, pour régler l’essence, ce qui m’avait déjà paru louche sur le moment).

On s’éloigne vite de la route, et on voit le Gazaoui qui fonce vers nous en courant. Il ne nous voit pas car on a vite déguerpi. Il voulait peut-être nous demander de la thune, et a été pris par surprise quand on a quasiment sauté en marche.

Ça y est, on est sortis. Mais quelle histoire de fous, putain. On prend un service jusqu’au centre, en surveillant nos arrières, et on se barricade dans notre piaule puis sur le toit avec une bière pour décompresser.

On peine à croire ce qui vient de nous arriver. Petit à petit, on s’oriente vers la thèse de la coïncidence : un arnaqueur à la petite semaine veut nous mettre une banane en nous faisant payer la quatrième place, un religieux trop heureux de pouvoir nous éclairer sur la religion hurle des sourates et nous fait un cours express sur la charia, et un Gazaoui cassé vient nous taxer la piécette. Tout ça pourrait paraître un coup monté mais au fond, dans quel but ?

On a tout simplement beaucoup trop flippé, même s’il y avait quand même de quoi. Cette petite aventure n’est que le fruit de la rencontre malheureuse entre nos craintes de Blancs et un excès de zèle, d’enthousiasme. Une grande incompréhension, en somme. Ils nous ont fait peur mais n’ont sans doute pas compris pourquoi.

On descend « chez les filles », C et K, nous prenant déjà pour des habitués que nous n’aurons pas le temps d’être, et on écluse des bières pour digérer cette putain d’histoire de fous.