SOTW #239 : SAOKO, ROSALÍA

Il est fascinant d’assister en direct au couronnement d’une pop star globale, de celles qui bougent tellement les lignes qu’elles en sont essentielles, faisant preuve d’une audace musicale et esthétique totale, tout en s’inscrivant dans un Zeitgeist leur permettant d’être accessibles par tous. La nouvelle Madonna, car c’est dans cette division qu’elle évolue, a grandi dans la banlieue industrielle de Barcelone, à Sant Esteve Sesrovires très exactement, son père est Asturien, sa mère Catalane. Elle s’exprime en catalan et en espagnol et est responsable du tube mondial Malamente, trait d’union inédit entre le flamenco le plus pur et la club music la plus hype. Rosalía Vila Tobella, la Rosalía comme on l’appelle en Catalogne vient de sortir un troisième album « MOTOMAMI » complètement ébouriffant, disruptif comme dirait l’autre, très versatile mais parfaitement cohérent, moderne et déconcertant. Et, j’insiste, pourtant étrangement mainstream.

Nous en étions restés à l’album sorti en 2018 « El Mal Querer » (Pienso En Tu Mirá est la SOTW #170), où figurait le tube Malamente. Premier succès majeur de celle qui adolescente découvrit le flamenco sur les autoradios de ses amis (elle connut une épiphanie en entendant sur un parking Camarón de la Isla) et s’inscrivit dans une école de musique barcelonaise (le progressiste Taller de Músics) pour en maîtriser la technique et acquérir le duende, ce don qui transfigure les interprétations des cantaores. Avec « El Mal Querer », Rosalía se place, et c’est une première, comme l’artiste espagnole la plus connue dans le monde latino, malgré le côté très conceptuel de l’album et certaines chansons franchement expérimentales (et tout autant remarquables…). Elle s’est ingéniée pendant les trois années qui ont suivi « El Mal Querer » à semer des chansons, collaborations et singles qui ont réussi à l’installer dans la première division de la pop mondiale, et non plus seulement latino. Elle enchaîne donc Con Altura, duo avec la star colombienne du reguetón (ou reggaeton, mais je préfère utiliser l’orthographe espagnole) J. Balvin et Barefoot In The Park avec James Blake. Revient au flamenco pur avec le déchirant Juro Que, tâte de la pop à guitare avec Dolerme, revisite la rumba catalana en chantant dans sa langue maternelle Milionària, se permet le luxe de faire chanter Billie Eilish en anglais pour la B.O. de la série « Euphoria » (Lo Vas a Olvidar), impressionne lors de la remise des Goyas (équivalent des Césars en Espagne) en interprétant de façon bouleversante le standard de flamenco pop Me Quedo Contigo avec un chœur lyrique. Enfin elle réalise le fantasme de toute femme espagnole, apparaître à l’écran (et en chantant) dans le « Douleur et Gloire » d’Almodóvar… Le chemin est donc pavé pour la sortie en fanfare de « MOTOMAMI », troisième album qui la placera, c’est certain, au firmament de la chose pop, la première star totale de la décennie. Et la dernière pièce à l’édifice aura été sa participation au prestigieux show TV américain « Saturday Night Live », où elle chante CHICKEN TERIYAKI et LA FAMA, deux titres du futur album sortis en single et imposera son style ébouriffant. Car évidemment, le style de Rosalía est essentiel… Passée en six ans de la robe flamenca à une variation luxueuse du look « choni » (look de cagole espagnole, avec créoles énormes et streetwear de designer) pour aujourd’hui porter de la couture aventureuse, classe et sexy dans laquelle elle resplendit de fraicheur. Féministe convaincue, représentante de la femme forte, posant nue et casquée sur la pochette telle une Vénus de Botticelli du futur, Rosalía sait qu’une image forte vaut mieux qu’un long discours et le prouve à longueur de clips, toujours remarquables. La Motomami, c’est elle et elle a du chien à revendre.

Ce troisième album n’est pas un disque de flamenco, en tous cas pas littéralement. Rosalía prouve avec ces seize morceaux l’étendue du spectre musical qui l’intéresse, faisant de passionnants aller-retour entre futurisme et tradition. Le vrai flamenco n’apparaît que dans l’imposant BULERÍAS, mystère intégralement percussif avec chœurs masculins où elle décline sa philosophie créatrice et rend hommage à celles qui l’inspirent, citant Lil’ Kim ou M.I.A, et dans une moindre mesure dans le solennel morceau final, comme en live et quasiment a cappella SAKURA, où l’on prend en pleine face l’incroyable émotion procurée par sa voix. Les morceaux dansants (les « bangers »), série initiée par Malamente puis par son chapelet de singles collaboratifs trafiquent avec malice le reguetón, comme ces CHICKEN TERIYAKI ou BIZCOCHITO, qui devraient inspirer bien des chorés sur TikTok, et bien sûr ce SAOKO qui nous intéresse ici. On se doutera que ce que fait Rosalía du reguetón n’a rien à voir avec Despacito, mais qui d’autre aurait imaginé commencer une chanson de ce genre avec un shuffle de batterie free jazz, sur lequel on entend ce « Chica, que dices » (meuf, qu’est-ce que tu racontes ?) liminaire qui annonce la couleur : vous allez être sacrément surpris. Par le son, par le style, par la langue. Et si elle cite un succès reguetón de 2004 (Saoco, de et par les rappeurs cubains Wisin et Daddy Yankee, le gimmick « Saoko, papi, Saoko » trafiqué à l’autotune revenant comme mur porteur de la chanson), elle s’en approprie le style bagarreur pour en faire quelque chose d’intrinsèquement personnel, mieux, une déclaration d’intentions. Elle rappe avec véhémence « Eh soy muy mia, yo me transformo, Una mariposa, yo me transformo, Make-up de drag queen, yo me transformo, Lluvia de estrella’, yo me transformo, Pasa’ de vuelta’, yo me transformo, Como Sex Siren, yo me transformo, Me contradigo, yo me transformo, Soy todas las cosas, yo me transformo » (eh, je suis vraiment moi-même, moi je me transforme, un papillon, moi je me transforme, make-up de drag queen, moi je me transforme, pluie d’étoiles, moi je me transforme, je vais et je viens, moi je me transforme, comme Sex Siren, moi je me transforme, je me contredis, moi je me transforme, je suis toutes les choses, moi je me transforme). Surtout ne pas reprocher à la jeune femme d’être toujours en mouvement, de faire siens tous les styles qu’elle approche, les gardiens du temple flamenco, ceux qui lui reprochaient de ne pas être authentique car ni Gitane ni Andalouse, comme ceux des genres plus « latinos » en prendront pour leur grade, c’est elle, bien sûr, qui est dans le vrai. Que dire alors de ce break free jazz, fracas de piano et de batterie qui déséquilibre SAOKO pendant quelques mesures sans pour autant nuire à l’incroyable efficacité de la chanson, et qui ne videra pas la piste de danse. La scansion rythmique, purement reguetón, est associée à une basse techno vraiment fat qui ouvre d’autres horizons. Aussi minimaliste que diaboliquement accrocheur… Le clip pétaradant met en scènes des pétroleuses sexy à moto, s’inspirant du « Boulevard de la Mort » de Tarantino ou du Bad Girls de M.I.A. (encore elle…), en une ambiance girl power très souriante.

« MOTOMAMI » regorge de sons électroniques qu’on pourrait rencontrer dans des disques de Björk, de M.I.A, de James Blake ou de Burial (samplé ici dans l’excellent mid-tempo CANDY). Les palmas du flamenco rejoignent la scansion denbow (version jamaïcaine musclée du reguetón) dans le tubesque LA COMBI VERSACE, qui accueille la rappeuse dominicaine Tokischa, Rosalía adapte la bachata de Saint-Domingue dans le single LA FAMA, duo popissime sur les effets pervers provoqués par le succès avec The Weeknd, lequel s’exécute (pas mal d’ailleurs) en espagnol. Donne dans le pur R n’B avec la brève chanson titre. Elle s’empare aussi de la salsa cubaine avec sa reprise (très personnelle et formidable) de DELIRIO DE GRANDEZA, standard sixties de Justo Betancourt. Des ballades à fleur de peau au piano comme HENTAI où elle chante avec délicatesse et audace le plaisir féminin ou aux doux paysages électroniques telles GENIS, codé G3N15, où elle s’adresse à son neveu qu’elle n’a pas vu depuis deux ans, conséquence d’une vie qui s’est à la fois délocalisée et confinée, ponctuée par un message en catalan de sa grand-mère… chanson suintant le mal du pays et c’est extrêmement émouvant et COMO UN G créent un équilibre digne des très grands albums.

Alors certains seront peut-être excédés par les touches d’AutoTune, par les scansions reguetón tellement moins solennelles que celles du flamenco, mais vous l’aurez compris, Rosalía ne saurait se contenter de ce qu’elle a déjà accompli et souhaite aborder d’autres rivages en adéquation avec sa vie et ses coups de cœur, faisant fructifier comme personne un bagage érudit avec tant de vérité et d’audace que ce disque est pour moi la première vraie baffe esthétique de cette année 2022. Il n’est pas près de quitter ma platine (enfin, virtuellement, le vinyle ne sera disponible qu’en juillet), ni mes écouteurs. Madre mia quel voyage !