Après deux mois de silence, la Song Of The Week résonne de nouveau. Je pourrais évoquer les multiples raisons qui m’ont fait buter sur ma page blanche – je n’ai même pas établi mon traditionnel palmarès de fin d’année – et je vous épargnerai une indigeste litanie. Simplement, je n’avais pas de musique suffisamment excitante à me mettre entre les deux oreilles en cette fin 2021 pour me motiver à écrire, et peu envie de me replonger dans mes tocades du passé. Mais comme à chaque fois que je connais un blocage, une chanson qui passait à la radio a happé mon attention et réussi, à elle seule, à me remettre à mon clavier…
Un riff de cordes en Panavision, des arrangements au millimètre, un parfum de soul music hautement vintage et une chaude voix suintant le gospel et l’authenticité nous plongent dès les premières secondes dans le caisson sensoriel qu’est Blame. Et cette perle est l’œuvre du trio californien Gabriels, qui apparaît ici comme un reboot de Gnarls Barkley : soit l’association entre un chanteur à la voix impressionnante et au physique de bonze replet (et maquillé) et de musiciens producteurs qui updatent à leur façon la soul music des années cinquante et soixante en la parant de sonorités contemporaines, subtilement électroniques ou comme ici orchestrales, sans que la greffe ne sonne forcée ou mièvre. Le trio regroupe donc le chanteur gospel et chef de chœur Jacob Lusk (lequel s’était fait remarquer dans le télé-crochet American Idol en 2011, où sa voix aussi époustouflante qu’émouvante avait inconditionnellement séduit le public) et les producteurs (je déteste ce mot) Ryan Hope et Ari Balouzian, qui viennent du cinéma, le premier dans la réalisation, le second dans la composition de bandes originales. Ces derniers recherchaient un chœur pour un projet musical et sont tombés sur Lusk, originaire de Compton mais aucunement influencé par le rap, et pour cause car celui-ci vient d’un milieu chrétien très rigoriste et a été biberonné au chant religieux, la radio, comme la musique du diable que représentaient la soul et le funk étant interdites à la maison… C’est en se rebellant contre l’autorité parentale qu’il a découvert les chants profanes d’Aretha Franklin, Nina Simone, Marvin Gaye ou Beyonce, même si c’est bien sa pratique poussée du gospel qui lui a, c’est un euphémisme, permis d’imposer cette voix sensationnelle, passant du murmure fragile, du feulement sauvage à l’autorité d’un prêcheur, de basses profondes au falsetto le plus androgyne. Hope et Balouzian n’allaient pas passer à côté d’un tel phénomène, et s’empressèrent de travailler avec lui pour mettre au point la formule qu’ils avaient en tête.
Formule que Gabriels a peaufinée avant de révéler une première chanson, Loyalty en 2018, puis un premier EP « Love And Hate In A Different Time » en 2020 dont le morceau éponyme a joliment résonné dans la tête de beaucoup. Morceau soul enlevé et entêtant aux accents nu disco avec chœurs énergiques et une remarquable interprétation vocale en falsetto évoquant le (You Make Me Feel) Mighty Real de Sylvester, la chanson surprend par son exécution musicale alliant cordes cinématographiques, touches électro aériennes et section rythmique groovy avec contrebasse. Le clip, étonnant, compile façon Tiktok des gens de toutes les cultures qui dansent et se termine avec Jacob Lusk chantant Strange Fruit, l’hymne antiraciste de Billie Holiday lors d’une manifestation Black Lives Matter au milieu d’une foule conquise et solidaire. Blame figure dans un second EP « Bloodline » sorti fin 2021, qui pousse plus loin en la raffinant la formule Gabriels. Soit créer une soul music à la saveur authentique mais jamais passéiste, qui ne cherche surtout pas à reproduire les merveilles du passé mais sonne instantanément classique, comme si elle avait été jouée dans une cave enfumée ou… une petite église. Le choix des instruments orchestraux plutôt que la machinerie électronique d’aujourd’hui pourrait sembler suranné mais s’avère payant, tant ce genre de sonorités est aujourd’hui peu habituel. Les touches contemporaines se trouvent dans le traitement des sons et des voix (la distorsion sur le pont, les chœurs euphorisants qui font « Ooh la la la »). Blame suinte une spiritualité gourmande assez irrésistible, ce genre de truc en plus qui devrait bien vite propulser le trio tout en haut de l’affiche