73 et 68 ans aux prunes pour Ron et Russell Mael, cinquante ans de carrière (cinquante-trois si l’on compte leur première aventure musicale) pour les Californiens les plus excentriques du rock et pas une ride, en tous les cas musicale… Le rock et la pop sont souvent affaires de frères mais contrairement aux frères Davies, Robinson ou Gallagher, les Mael sont des frères amis qui ont su dès un très jeune âge s’octroyer un rôle créatif que l’autre ne saurait lui dérober. A Russell les feux de la rampe et le rôle de pop star qu’il peut légitimement incarner grâce à un physique avantageux et une voix époustouflante qui peut grimper dans les aigus avec une aise et une puissance peu communes, à Ron celui de l’ombrageux et ironique musicien au penchant prononcé pour le burlesque en retrait derrière ses claviers et sa moustache à la Charlot. Le duo est d’ailleurs particulièrement photogénique et un coup d’œil sur les pochettes des albums de Sparks des 70’s et du début des 80’s suffit à faire comprendre la force de leur proposition pop…
Leur retour avec ce qui sera leur vingt-huitième album studio n’est en rien banal. En juillet, ils feront l’ouverture du Festival de Cannes avec l’équipe du mystérieux et adulé réalisateur français Leos Carax, lequel présentera « Annette », comédie musicale sur une idée originale (un concept album non réalisé) et la musique de Sparks. Le duo apparaîtra dans le film au casting stellaire, avec Marion Cotillard et Adam Driver dans les rôles principaux. Si le film sortira donc ce jour d’ouverture en France, un premier extrait musical de la B.O. est déjà disponible. So May We Start est furieusement Sparks, s’immisce dans votre cerveau sans prévenir sans renoncer une seconde à l’excentricité intrinsèque à leur style. Dès le riff de piano martelé, le tempo assuré par un tambourin et l’entrée en scène de la voix de Russell demandant « alors, on peut commencer ? », on se retrouve dans Sparksland… Mix unique de pop, de glam rock aux guitares heavy, de comédie musicale aux influences baroques, cette musique très vivante, peu respectueuse du bon goût rock établi présente un indéniable côté euphorisant. Alors bien sûr, musical oblige, les acteurs donnent de la voix mais sans heureusement taper une interprétation façon Broadway. Si celle de Marion Cotillard est plutôt noyée dans les abondants chœurs, celle d’Adam Driver est une excellente surprise, aussi joliment profonde que sa voix parlée. Et comme la musique de Sparks doit toujours montrer de la bizarrerie, l’étrangeté réside ici dans ce break d’opéra avec chœurs d’enfants, moment flottant qui permet à la reprise de la chanson d’être vraiment percutante quand intervient un saxophone inattendu mais très bien vu… Alors oui, vous pouvez commencer et même continuer !
So May We Start m’a donné l’envie de me replonger dans l’abondante discographie de Sparks et j’y prends un plaisir fou, tant les frères Mael ont su se renouveler tout au long de leur carrière tout en restant fidèles un style bien affirmé. Leur premier fait d’armes a été d’être un groupe de glam rock à succès en Angleterre, où ils demandèrent vite l’asile artistique, la faute à l’indifférence de leurs concitoyens. Deux albums majeurs « Kimono My House » (1974) et « Propaganda » (1975) où ils alignent les tubes les placent alors en haut de la liste des groupes de rock sophistiqué mais énergique… Les hits pleuvent, tels l’immarcescible This Town Ain’t Big Enough For Both Of Us (j’étais persuadé, en l’entendant à la radio à l’époque, que c’était une femme qui chantait…) ou la ballade parfaite Never Turn Your Back On Mother Earth. Un groupe comme Queen, que je n’aime guère, a bâti sa carrière sur ce qu’avaient alors tenté Sparks. Sans l’humour ni le constant côté arty des Américains. En tous les cas, les chœurs de Bohemian Rhapsody ne viennent pas de nulle part… Plus récemment, les jeunes Lemon Twigs sont à l’évidence des héritiers glorieux de Sparks eux-aussi…
Le groupe de rock alors constitué s’est délité avec le manque de succès des productions suivantes, et les frères Mael se sont réinventés en allant chercher le producteur du I Feel Love de Donna Summer, Giorgio Moroder. La voix acrobatique de Russell pouvant briller sur des trames minimales et Ron étant un prodige des claviers et des arrangements, rien ne s’opposait alors à ce que Sparks se frotte à la disco synthétique avec bonheur. L’excellent « Number One Song In Heaven », sorti en 1979, et dans une moindre mesure « Terminal Jive » en 1980 en sont les preuves éclatantes. Comme le prouvent les fabuleuses Tryouts For The Human Race ou l’énorme succès en France When I’m With You, qui installa le groupe durablement chez nous (ils collaboreront en 1988 avec les Rita Mitsouko pour trois chansons de l’album « Marc & Robert » ).
Dès lors, les frères Mael ont opéré un va-et-vient créatif entre rock, disco, electropop et excentricités baroques à la sauce du moment (ils sont à leur façon eux aussi responsables du son new-wave, n’ont pas hésité à mettre du métal dans les guitares…) qui perdure aujourd’hui, et chaque album renferme quelques pépites. Plus récemment, une association avec leurs fans ultimes Franz Ferdinand a donné un album « F.F.S » et une tournée européenne communs. Enfin, un groupe capable de paris fous comme celui de jouer en vingt-et-un jours consécutifs à Londres ses vingt-et-un premiers albums in extenso mérite tout notre respect. Pour finir, j’ajouterai que Thomas VDB est fan inconditionnel de Sparks, si ce n’est pas un gage de qualité… On en saura davantage en regardant le documentaire qui leur est consacré et qui sortira cet été, évidemment titré « The Sparks Brothers »…