Tom Verlaine

Tom Verlaine, mort d’un poète rock

Samedi 27 janvier, c’était au tour de Tom Verlaine de quitter cette vallée de larmes. A 73 ans, après une « courte maladie ». Cet homme fut l’une de mes idoles et avec son groupe Television (lire « Tell a vision »), puis ensuite en solo, il a enchanté mes années lycéennes et bien au-delà. Le moins que je pouvais faire étais de lui rendre un sincère hommage. Né en 1949 dans le New Jersey et grandi à Wilmington dans le Delaware (autrement dit nulle part), Tom Miller se met à la guitare après avoir tâté du piano par injonction familiale puis du saxophone à cause d’une grosse fixation sur Stan Getz. C’est en entendant 19th Nervous Breakdown des Rolling Stones qu’il connait une épiphanie et qu’il décide de se mettre à l’instrument qui le définira. Avec son copain de lycée Richard Meyers, il commence à faire du bruit sans savoir vraiment jouer et forme un premier groupe, the Neon Boys, recrutant Billy Ficca, un autre pote du lycée à la batterie. Au début des années 70, ils décampent vite à New York, vivotant tout en bricolant des chansons, s’améliorant à leur instrument et griffonnant des poèmes. Car ces deux-là sont férus de poésie française. Miller se rebaptise d’ailleurs Verlaine. Meyers, quant à lui, se cisaille les cheveux au sécateur pour ressembler à un portrait d’Arthur Rimbaud, inventant un look qui, une fois repéré par Malcolm McLaren fera école en Angleterre. Et s’appelle désormais Richard Hell, oui, pour « Une saison en enfer », recueil incontournable du génial poète de Charleville. Goût immodéré pour la poésie qui provoquera la rencontre entre Tom Verlaine et Patti Smith, le premier jouant sur « Horses », premier album de la seconde en 1975, initiant une amitié qui ne faiblira jamais. The Neon Boys deviennent Television quand est recruté le jeune éphèbe Richard Lloyd comme second guitariste, addition qui aura deux conséquences majeures : le rejet total de l’héritage blues que Lloyd maîtrise pourtant parfaitement et le départ de Richard Hell qui vit mal le fait d’être relégué à la basse et n’est pas d’accord avec la direction musicale. De plus, autant Verlaine est straight au possible, autant Hell a plongé dans l’héroïne comme tant de musiciens à l’époque à New-York, les deux amis de galère et de bohème sont alors irréconciliables. Richard Hell formera bien vite les séminaux Heartbreakers avec son « partner in crime » Johnny Thunders, puis les Voidoids, autre satellite de la nébuleuse punk de NYC (on se rappellera du classique millésimé Blank Generation)

Richard Lloyd, Tom Verlaine, Fred Smith et Billy Ficca, Television en 1978

De la collaboration avec Hell n’existe qu’un seul témoignage. Une chanson totalement atypique enregistrée sur un simple quatre-pistes, flottante et parsemée d’éclairs mélodiques ou bruitistes nommée Little Johnny Jewel, laquelle dépasse très nettement la durée calibrée d’un 45 tours. Peu importe, le morceau courra sur les deux faces d’un premier single autoproduit et édité par leur manager Terry Ork. On remarque très vite le jeu de guitare très particulier de Tom Verlaine, lyrique à souhait, romantique et agressif à la fois et qui sera sa signature. Sa voix aiguë, parfois étranglée ne ressemble non plus à aucune autre. Tiré à deux-mille exemplaires en 1975, il est épuisé en un temps record et sera une belle carte de visite pour Television, que les maisons de disques veulent alors absolument signer. Le groupe (qui vient d’engager Fred Smith, ex-Blondie, à la basse) est une attraction régulière au légendaire club du Bowery le CBGB, aux côtés de Blondie, de Talking Heads et des Ramones, créant involontairement la vague « punk » new-yorkaise, en fait une cohérence sinon ressemblance stylistique et une simultanéité installant un sentiment de « scène », de communauté artistique qui sera sincèrement très solidaire. Le label anglais Island Records dépêche alors Brian Eno à New-York pour réaliser des démos en vue d’un premier album. La greffe ne prend pas et Television préfère signer avec Elektra, label de Danny Fields, celui qui avait signé rien moins que les Doors, les Stooges et Love et rentre en studio avec un producteur qui a travaillé avec des groupes de rock des années 60 et 70, le Britannique Andy Johns. Ils voulaient un bon ingénieur du son à l’ancienne capable de capturer leur son à la fois simple et puissant. Johns eut l’impression de mettre en boîte le Velvet Underground, car Verlaine ne voulait pas d’effets de production, juste deux guitares, une basse et une batterie avec une prise de son impeccable. Et « Marquee Moon » est une réussite totale. Si le son est extraordinaire de puissance et de clarté, les performances instrumentales sont géniales. Les savants entrelacs de guitare de Verlaine et Lloyd imposent le respect et traceront le chemin aux Strokes trente ans plus tard. La rythmique est précise avec une batterie très volubile mais jamais surpuissante, ni à-côté. Les solos experts (soit une incongruité totale en cette époque du punk triomphant), alternativement joués par Verlaine et Lloyd sont tous fantastiques, peuvent se permettre la durée et la volubilité sans n’être jamais démonstratifs ni hors de propos. L’étrangeté de la voix de Tom Verlaine est parfaitement à sa place le long des huit formidables chansons qui composent « Marquee Moon », formant un ensemble très varié tout en étant parfaitement cohérent. Des brûlots à l’énergie et l’économie punk mais osant des harmonies pour le moins inattendues font un effet énorme, comme See No Evil qui ouvre l’album ou le bien nommé Friction. De merveilleuses chansons pop comme Venus (où Tom Verlaine se voit tomber dans les bras de la Vénus de Milo…) ou Elevation sont épiques. Television fait preuve d’humour avec la rythmique tango du très accrocheur Prove It. Guiding Light et Torn Curtain sont de sublimes ballades. Mais rien ne laissait imaginer le morceau titre, une chevauchée musicale de dix minutes (onze sur la version CD) commençant par un riff de guitare aussi inédit que mémorable (les Strokes, encore eux, sauront s’en inspirer…) affichant tout au long un lyrisme et une flamboyance, un romantisme débridé à l’opposé dirons-nous de Bohemian Rhapsody ! On ne ressort pas indemne d’une telle écoute et bien vite « Marquee Moon » est devenu l’un de mes disques de chevet, disque que j’écoute encore régulièrement. Les critiques ont adoré (le célèbre critique anglais Nick Kent a qualifié « Marquee Moon » d’oeuvre de génie…) et le public, en tous les cas en Angleterre et en Europe a bien suivi sans que ce soit le carton intégral, mais quoi de plus normal pour une proposition aussi artistique qu’intemporelle… « Marquee Moon », quarante-cinq plus tard mérite toujours autant sa place dans toute discothèque idéale comme dans mon panthéon personnel. 

« Adventure », sorti l’année suivante n’a pas réédité l’exploit, même si l’on y trouve d’excellentes chansons comme Days, Foxhole, Ain’t That Nothin’ ou l’étrange et envoûtant The Dream’s Dream qui clôt l’album. Ce second effort, moins surprenant (et bien moins aventureux), moins bien accueilli que le précédent précipite la fin de Television qui se sépare fin 1978. Tom Verlaine se lance directement dans une carrière solo qui sera aussi discrète que brillante. En 1979, il sort un premier album à son nom très prometteur, lors duquel il se permet des expériences et laisse entrevoir un joli sens de l’humour. La même année, David Bowie qui travaille à New York sur le futur « Scary Monsters » s’entiche de Tom Verlaine et veut absolument travailler avec lui. Les séances ne donneront rien, mais Bowie, convaincu du potentiel de la chanson, reprendra de façon très convaincante Kingdom Come, l’une des compositions de l’album de Verlaine. En 2002, Bowie invitera Television reformé à jouer lors du festival londonien Meltdown dont il a assuré la programmation. Suivirent « Dreamtime » en 1981, puis les remarquables « World From The Front » l’année suivante et « Cover » en 1984, sans doute les sommets de sa carrière solo. « Flash Light » en 1987 et « The Wonder » en 1990 fermeront la série des albums chantés de Tom Verlaine, au succès hélas de plus en plus erratique (le dernier album n’est même pas sorti aux Etats-Unis), mais Tom Verlaine n’a jamais été homme de compromis. A la surprise générale, Television se reforme en 1992 et sort un album très réussi au nom du groupe avec des titres impeccables comme Calling Mr. Lee ou No Glamour For Willi qui ne cherchent pas à reproduire « Marquee Moon » mais osent aller de l’avant. Le groupe se séparera de nouveau après une série de concerts qu’on raconte mémorables. 

La suite est plus discrète. Un album instrumental « Warm and Cool » sort la même année, puis Verlaine est appelé pour produire le second album de son grand fan Jeff Buckley, « My Sweetheart, the Drunk » qui sortira de façon posthume après la noyade de la jeune idole de folk rock romantique, en version forcément inachevée. Enfin, on l’entend poser un très joli solo, immédiatement reconnaissable sur la chanson de Patti Smith April Fool (dans son album « Banga » en 2012). Tom Verlaine a décidé assez vite de refuser de subir les contraintes inhérentes à la vie de musicien rock, d’enregistrement, de promotion, de tournées et a préféré se mettre en retrait de la vie publique, apparaissant de temps en temps en concert, quand il le voulait. La fille de Patti, Jesse Paris Smith qu’il considérait comme sa propre fille a annoncé samedi le décès de cet artiste au talent unique, de ce guitariste exceptionnel et influent, de ce vrai poète du rock. Je vais aller fouiller dans mes vinyles pour me repaître de son œuvre, qu’on peut légitimement considérer comme magistrale.