La profonde mélancolie qu’engendre ce second confinement (qui rime avec cette société où l’on ne peut que bosser et acheter et bien entendu obéir et fermer sa gueule, cette société sans plaisir, cette société inhumaine, cette société impitoyable) et l’entrée dans l’hiver pousse à se retrancher dans des musiques intimes au ton nostalgique, au sein desquelles il fait bon se lover. La voix caressante et mordorée de Dominique A résonne donc avec pertinence en ces temps à la gravité inédite.
Son nouvel album, le bien nommé « Vie étrange » n’était pas prévu. L’auteur-composieur et écrivain de nouveau installé à Nantes avait même déclaré vouloir faire un break de trois ans après avoir sorti son solide diptyque « Toute Latitude » et « La Fragilité » en 2018 (SOTW #152). L’isolement dû au confinement l’a pourtant poussé vers son home-studio, ses guitares, ses synthés et ses machines et il a trouvé pertinent de réunir sans tambour ni trompette ces nouvelles chansons composées et réalisées en solo intégral sur un album, pour le coup d’une grande cohérence artistique et thématique. D’une tonalité à fleur de peau, la voix souvent murmurée, ces chansons introspectives et atmosphériques permettent toutefois à Dominique A d’innover avec des sons inédits, comme cette boîte à rythmes électro à la LCD Soundsystem qui agrémente joliment et avec grande pertinence les très bonnes « A la même place » et « Les éveillés ». Si l’économie des arrangements prédomine, on a l’impression que le chanteur se livre comme jamais. Dominique A est coutumier des chevauchées solitaires, ayant déjà réalisé bon nombre d’albums tout seul (comme l’extraordinaire double « La Musique » et « La Matière », sorti en 2009, pour moi son sommet artistique).
Cette collection de chansons inclut une reprise et celle-ci vient honorer un rendez-vous manqué. Car ce n’est pas pour rien que Dominique A a choisi d’interpréter « L’éclaircie » de Marc Seberg, groupe formé à Rennes par Philippe Pascal consécutivement au split acrimonieux de Marquis de Sade en 1982, après la sortie de l’excellent « Rue de Siam » et la tournée qui s’ensuivit (voir SOTW #128). Le ténébreux chanteur, figure romantique absolue d’un art-rock à la française, avait fortement impressionné le jeune Dominique Ané, de quinze ans son cadet, lequel il y a trente ans jouait dans un « groupe nantais de rock rennais, donc mauvais ». Fan instantané de Marquis de Sade et du magnétisme céleste de Philippe Pascal en particulier, il a suivi la carrière erratique de ce dernier jusqu’à l’inattendue reformation du mythique groupe rennais en 2017. Les concerts s’étaient si bien passés que, hache de guerre enterrée, Marquis de Sade envisageait de rentrer en studio pour enregistrer un troisième album, presque trente ans après. La femme de Pascal, ayant constaté que celui-ci peinait à écrire ses textes et n’arrivait à rien de satisfaisant contacta alors Dominique A pour lui proposer « une écriture à quatre mains ». Des mails furent échangés, puis les deux hommes convinrent d’un rendez-vous à Rennes pour commencer à travailler ensemble. Las, le 12 septembre 2019, Philippe Pascal était retrouvé sans vie chez lui, la police privilégiant la piste du suicide. Ce rendez-vous tragiquement manqué, ce projet qui avait tellement suscité l’enthousiasme de Dominique A, ce dernier (ou plutôt Dominique Ané, son vrai nom et nom de plume) a écrit « Fleurs plantées par Philippe », récit autobiographique où il raconte sa relation avec Philippe Pascal, ce projet avorté avant d’avoir existé et le deuil consécutif à sa disparition, qui correspond également au deuil d’une certaine partie de sa jeunesse.
II a aussi trouvé pertinent de reprendre « L’éclaircie », chanson au titre tellement adapté au moment enténébré que nous vivons tous. Single du second album de Marc Seberg « Le Chant des Terres » sorti en 1985, la chanson était inhabituellement pop. La joliesse de la mélodie et la poésie du texte (Pascal parlait ici d’une relation sentimentale, mais le texte peut être transposé de façon universelle) ont certainement tapé dans l’oreille de Dominique A, qui en délivre une version très flottante avec guitare acoustique, claviers planants, ambiances atmosphériques et chant au lyrisme retenu. Version admirable qui rend justice à la qualité de la composition et la réhabilite complètement. Car la version originale est difficilement acceptable aujourd’hui, à cause de ces tics de production 80’s qui l’enlaidissent, avec guitares bourrées d’écho, caisse claire surpuissante qui écrase tout et gimmicks de synthés au son criard et terriblement démodé qui parviennent à rendre anodine l’interprétation pleine de majesté de Philippe Pascal. Entendons-nous, ce genre de production était parfaitement dans l’air du temps en 1985, quand même de bons groupes de pop indé et de new-wave succombaient à ces arrangements putassiers. Même Bowie a sorti les pires albums de sa carrière entre 84 et 87 et on se demande après pourquoi j’ai du mal avec la grande majorité de la musique des mid-eighties (on sauvera les Smiths, Prince, R.E.M. et the Jesus & Mary Chain)… Illuminée par la grâce de l’interprétation de Dominique A, « L’éclaircie » diffuse une lumière bienfaisante qui saura nous réconforter en attendant le vrai retour du soleil.
En voici la version originale…