Il est des chansons qui résonnent très fortement avec leur époque, des chansons visionnaires ayant su anticiper l’air du temps. Monde Nouveau est de celles-ci, ce qui a permis à ce single de Feu! Chatterton d’être partout, sur les ondes, les écrans et dans la tête du public. La pertinence du sujet et la grande justesse du texte n’occultant pas le fait qu’il s’agit avant tout d’une composition pleine de panache et magistralement exécutée, d’ores et déjà l’une des grandes chansons de l’année.
J’avais découvert le quintette parisien dont tout le monde parle en ce moment en 2014, assistant à un concert en matinée au Moulin de Brainans, notre vaillante SMAC rurale et jurassienne. Concert qui suivait la sortie d’un premier EP où figurait la fulgurante Malinche (SOTW #30) qui avait suffi à déclencher ma curiosité. Avec cet étonnant mix de chanson française lettrée et de rythmique electro rock à la LCD Soundsystem, Feu! Chatterton imposait sans forcer une personnalité bien marquée au sein du Landerneau pop français. Formé par des copains de lycée, Feu! Chatterton consistait à ses débuts en quatre musiciens de rock et un « poète » qui déclamait ses textes sur des compositions instrumentales. Arthur Teboul, le charismatique poète en question déclare « aimer la poésie comme on aime les éclairs au chocolat » et n’en fait pas une affaire intellectuelle. Il lui a fallu du temps pour élaguer dans la matière de ses textes pour n’en garder que la quintessence et accepter de les transposer en mélodies, mais le côté poétique de l’entreprise demeure, c’est manifeste dans chacune des chansons que le groupe a éditées.
J’ai revu Feu! Chatterton deux fois depuis, dans la même salle de plus en plus remplie (archi-comble la dernière fois) lors des tournées consécutives à deux albums « Ici le jour a tout enseveli » (2015) et « L’oiseleur » (2018) où fut décliné ce style rock littéraire foisonnant et expérimental au niveau des structures, sans toutefois qu’un morceau du calibre de la Malinche n’y apparaisse. Et si le groupe est devenu impérial sur scène, la matière des chansons restait un poil décevante. « Palais d’argile », troisième album qui vient de paraître permet, et avec quelle manière, à Feu! Chatterton d’intégrer le peloton de tête de la pop française au sens large. Monde Nouveau en est l’éclaireur qui ouvre le double LP. « Un monde nouveau, on en rêvait tous, mais que savions-nous faire de nos mains ? » interroge Arthur Teboul dans ce texte qui colle tellement à nos questionnements durant la crise actuelle, mais qui fut pourtant écrit avant, abordant les canicules récurrentes, la solitude derrière les écrans et le fait que l’on ne se touche plus… C’est aussi la chanson la plus ouvertement pop qu’aient composé les cinq garçons, réalisée d’une façon presque économe par le producteur et musicien électro Arnaud Rebotini (alias Zend Avesta et compositeur de la brillante B.O. de « 120 battements par minute »), avec lequel ils se sont enfermés pendant un mois aux célèbres studios bruxellois ICP. Celui-ci a donné à la musique Feu ! Chatterton l’espace qui avait tendance à manquer auparavant. D’où les synthés atmosphériques omniprésents mais c’est une guitare slide, citant de façon très assumée Osez, Joséphine de Bashung, qui fournit le gimmick indispensable à toute grande chanson pop qui se respecte.
« Palais d’Argile » est un double album qui rassemble des chansons qui étaient destinées à un spectacle qui devait être joué aux Bouffes du Nord cet automne. Las, la pandémie en a décidé autrement. Cela en fait un concept album qui est censé être écouté du début à la fin, l’ordre des morceaux créant une certaine dramaturgie pas forcément narrative, mais sensorielle. Double album (je parle bien entendu de la version vinyle, n’est-ce pas la seule qui vaille aujourd’hui ?) aussi consistant que littéralement duel. Le premier disque est un véritable feu d’artifice enchaînant six morceaux formidables. Ce Monde nouveau liminaire en version plus longue que le single ouvre le chemin à Cristaux liquides, chanson au mid-tempo feutré qui à mi-chemin mute en une machine electro sensible rappelant avec éloquence Hot Chip. Autre réussite qu’Ecran Total, la chanson electro rock et bagarreuse de l’album, évoquant sans coup férir LCD Soundsystem et où Arthur Teboul part à l’assaut avec véhémence. A coup sûr le grand moment des concerts à venir, enfin, quand ils viendront. Avant qu’il n’y ait le monde met un terme à cette frénésie. Adaptation d’un poème de Yeats traduit par Yves Bonnefoy (Feu! Chatterton sacrifie ainsi à une tradition de la chanson française, marchant dans les traces de Ferré), c’est un moment suspendu parfaitement en place, avec cette coda lancinante et très émouvante. Compagnons est une folk song revisitée, une chanson de marins cosmiques aussi entraînante que fédératrice, la feel good song de l’album. La flottante et doucement electro Aux confins clôt avec mélancolie une série pop impériale qui à elle seule fait de « Palais d’Argile » une œuvre majeure.
Car le second disque est plus âpre, plus enclin aux divagations qui pouvaient nuire au propos des premiers albums, proposant des chansons affranchies des formats (de la miniature folk Panthère à Libre, long morceau prog de dix minutes à la structure mouvante et foisonnante. N’est cependant pas Blackstar qui veut, et on a le droit de trouver Libre indigeste). Pour cette deuxième partie (ce deuxième acte…) tout aussi cohérente stylistiquement que la première, les cinq trentenaires ont clairement eu l’ambition de chasser sur les terres sauvages et escarpées du Bashung de l’Imprudence, privilégiant des chansons volontiers absconses parsemées de violentes illuminations. Et s’ils y sont parvenus, je goûte beaucoup moins cette option que la brillante suite de chansons du premier acte. On ne peut en revanche que louer l’esprit d’aventure et l’exigence artistique qui animent les cinq membres de Feu ! Chatterton, propulsés par la grâce de ce troisième album dans l’Olympe du pop rock français.