Alors que le monde de la nuit va de Charybde en Scylla, que les injonctions nous interdisant de nous rassembler et de faire la fête pleuvent sur nos habits de lumière, il faut être sacrément culottée pour oser sortir un album destiné au dancefloor (et à ses adeptes). Et culottée, Roísín Murphy l’est assurément. La diva irlandaise qu’on avait connue à la fin des 90’s au sein du duo dance pop Moloko se place fièrement sous la boule à facettes avec « Roísín Machine », manifeste de disco contemporaine absolument irrésistible et intelligent et c’est une réussite totale.
Au début du millénaire, quand la club culture battait son plein, nous sommes nombreux à avoir dansé sur « Sing It Back », banger pop house de très bonne facture signé Moloko, duo formé par Mark Brydon et Roísín Murphy, laquelle se démarquait du lot des vocalistes du genre grâce à une voix profonde et ne répondant pas au canon soul gospel, une interprétation théâtrale volontiers impertinente et un jeu de scène et des tenues pour le moins excentriques dont les paillettes étaient bien plus glam rock que disco. Une personnalité aussi ironique que « larger than life » pour résumer le tout. On a vibré plus encore sur « The Time Is Now », pop « balearic » avec guitare flamenco et tempo suspendu, beau comme un coucher de soleil sur Ibiza. Le duo couple séparé, sa partie féminine a cultivé sa personnalité excentrique à souhait en approfondissant ses obsessions musicales et en étant souvent là où on ne l’attend pas (comme réalisatrice du clip décalé, burlesque et gore de Fat White Family « Tastes Good With The Money », par exemple).
Une chose est pourtant sûre, c’est que ses meilleures chansons en solo n’étaient éditées que sous forme de 12-inch (ou maxi chez nous). « Roísín Machine » prend donc acte de ce constat et se présente comme un DJ mix, enchaînant des chansons qui prennent le temps de se développer au delà, voire très au delà des quatre minutes réglementaires. Concocté avec Parrot, légendaire DJ de Sheffield, connu pour avoir mêlé la techno indus psychédélique du Nord de l’Angleterre et le groove funky et rigoureux de la house de Chicago, l’album a un son fantastique et des rythmiques implacables mais nuancées qui ne volent jamais la vedette à la voix et l’interprétation de la chanteuse. « Simulation » ouvre le bal avec un tapis de cordes ou résonne la voix parlée de Roísín qui scande « I feel my story is still untold, but I’ll make my own happy ending » (j’ai l’impression que mon histoire n’a encore été racontée, mais je créerai mon propre happy end). Une intro de comédie musicale en technicolor où s’insinuent des soupirs extatiques, une basse synthé insistante, puis un tempo purement dancefloor, 4/4 avec grosse caisse surpuissante et cymbales charleston au son altéré à contretemps qui met tout le monde d’accord. « This is a simulation, this is for demonstration ». Comme souvent dans le disco, les paroles sont des slogans qui transforment la grise réalité en monde merveilleux ou des déclarations d’« enpowerment » et c’est pour cela que cette musique a résonné si fort et résonne toujours au sein des minorités, chez les gays en particulier. Mais ici, tout n’est que simulation et l’artiste n’entend pas laisser quiconque dupe. En revanche, l’intensité musicale et rythmique, en particulier après le break aérien du pont fera lever les bras de tous les danseurs, d’autant plus que la ligne de basse est calquée sur celle d’« Around The World » de Daft Punk et c’est ultra-efficace. Huit minutes trente, ça peut paraître long, mais l’architecture de « Simulation » ne laisse pas s’installer la lassitude, et ceci jusqu’au final extatique.
N’importe quel DJ pousserait alors le bouchon plus loin… Avec malice, Roísín Murphy enchaîne avec « Kingdom Of Ends », morceau flottant sans batterie mais avec un rythme sous-jacent qui pulse sans jamais exploser, créant une tension rampante que libère « Something More » , hymne disco pop qui devrait rallier tout le monde et qui réussit la prouesse de mêler une instrumentation exigeante et une mélodie très accrocheuse que Sophie Ellis-Baxtor ou Kylie Minogue aurait pu chanter. Soulwax l’a déjà remixé… Toutes les nuances de la dance music d’aujourd’hui sont représentées dans « Roísín Machine », de la nu disco à la hi-energy (« Jealousy »), les bangers sont enchaînés à des morceaux plus retenus, tout cela pour qu’on danse sur de la house music dans le vrai sens du terme, soit de la musique jouée à la maison…