SOTW #200 : Once In A Lifetime, Talking Heads

Oldie but goldie qui a rythmé mes primes années étudiantes et qui m’est revenu à la mémoire en deux temps. Tout d’abord sur YouTube, avec un extrait du célèbre show TV américain Saturday Night Live, où David Byrne et sa fanfare post-moderne interprétaient cette chanson emblématique du répertoire de Talking Heads au coeur du spectacle « American Utopia » qui cartonne à Broadway. Ensuite lors d’une (belle) soirée à la Bellevilloise où officiait le légendaire Cut Killer au platines. Le DJ balança au cours de son set la rythmique si reconnaissable (en particulier la ligne de basse) de « Once In A Lifetime » et y greffa un furieux flow rap, une audace d’une efficacité maximale…

Formé en 1975 par un trio d’amis étudiants à la Rhode Island School Of Design (David Byrne à la guitare et au chant, Chris Frantz à la batterie et sa petite amie Tina Weymouth qui se met à la basse faute de bassiste), relocalisé dans un loft partagé dans le Lower East Side, Talking Heads surprennent dès leurs débuts (une première partie des Ramones au CBGB) grâce à leur allure proprette d’étudiants en art, détonnant complètement avec les looks rock ou disco très outrageux en vogue à l’époque et leur musique minimaliste au son cinglant et aux rythmiques inspirées par le funk. Rejoints en 1977 par le claviers et guitariste des Modern Lovers Jerry Harrison, Talking Heads enregistrent leur premier album simplement titré « 77 », lequel rencontre un joli succès grâce au tube « Psycho Killer » qui consacre le groupe comme l’un des fers de lance du mouvement after punk new-yorkais, aux côtés de Television, Blondie ou des Ramones, pour lesquels ils assurent la première partie de la tournée européenne. Brian Eno raffole du quatuor et de sa pop grinçante et saccadée et veut absolument travailler avec eux, débutant dès 1978 une fructueuse collaboration et une grande amitié avec David Byrne, toujours vivaces aujourd’hui. Il devient leur producteur attitré dès le très bon « More Songs About Buildings And Food » dans lequel le son et le groove saccadé acquièrent une vraie fluidité. En 1979, « Fear Of Music » est leur premier chef d’oeuvre et sans doute leur meilleur album, un disque en tous points exceptionnel qui s’écoute avec autant d’étonnement et de plaisir aujourd’hui. La puissance des chansons, des arrangements et de la voix font de « Mind », « Cities » ou « Heaven » (et son refrain inoubliable « Heaven is a place, a place where nothing ever happens ») des chansons vitales de l’after punk, toujours aussi essentielles aujourd’hui. « I Zimbra », la chanson qui ouvre l’album et qui accueille un solo de guitare liquéfiée de Robert Fripp ouvre la voie pour l’avenir. Percussions multiples en avant, groove qui lorgne vers l’Afrique, chant choral presque tribal traçaient le chemin qu’allaient emprunter Talking Heads dès 1980 et l’album « Remain In Light ».

Enregistré à Nassau aux Bahamas où Chris et Tina ont acquis un pied-à-terre, construit sur des jams échevelées inspirées par « I Zimbra », ce quatrième album est le premier pas du rock blanc sur le continent mystérieux et sensuel de la musique africaine. La place de plus en plus importante qu’a pris Brian Eno au sein de Talking Heads n’y est pas pour rien. N’avait-il pas déjà jeté les bases certes encore timides de ce métissage dans le « Lodger » de David Bowie en 1978 ? Brian Eno, devenu l’indispensable alter-ego de David Byrne et ayant mis toute son âme et tout son enthousiasme dans l’élaboration de « Remain in Light » voulait même figurer tel un membre de Talking Heads sur la pochette, ce qui eut l’art de mettre hors d’elle Tina Weymouth, fondatrice du groupe ne l’oublions pas… Et si la face A de l’album est composée de trois longues jams endiablées et polyrythmiques, avec des musiciens prestigieux en renfort (Adrian Belew à la guitare, Nona Hendryx au choeurs et Bernie Worrell, le claviers de Funkadelic  ne sont pas ici que pour faire de la figuration…), si l’influence du rap new-yorkais se fait déjà sentir (« Crosseyed And Painless » ) et que l’album se clôt sur « The Overload », longue et sinistre plage industrielle inspirée, dixit Byrne, par Joy Division ou plutôt par l’idée qu’il s’en faisait sans jamais les avoir entendus, « Remain In Light » rencontrera un très grand succès public grâce au single « Once In A Lifetime ». Il est d’ailleurs assez confondant aujourd’hui de réaliser qu’une pop aussi tordue et aussi exigeante puisse atteindre le sommet des charts. Certes, la vidéo où Byrne danse d’une façon épileptique n’est pas étrangère à ce succès mais force est de constater que le public était probablement plus aventureux au tout début des eighties. 

Sur un tempo implacable et dansant posé par le toujours carré Chris Frantz, doublé d’une myriade de percussions, le motif de basse de Tina Weymouth, au jeu devenu ô combien influent installe immédiatement une spécificité au morceau. Les claviers atmosphériques rôdent comme des esprits sur l’ensemble et David Byrne déclame le couplet tel un prédicateur maniaque qui décrit le rêve américain en un talk over hystérique provocant un léger malaise. L’ironie sous-jacente est palpable, ce destin rêvé n’ayant pour lui manifestement rien d’enviable et semble alors totalement absurde. Le refrain mantra, psalmodié par les trois voix de Byrne, Eno et Nona Hendryx, très mélodique et accrocheur offre un contrepoint bienvenu qu’on chantera volontiers en choeur. Un cinglant riff de guitare au son spatial conclut l’affaire avec autorité, signifiant qu’on ne peut que se laisser porter par la vie et qu’il faut savoir se résigner. Quarante ans après, le propos n’a rien perdu de son acuité et la musique comme les arrangements sont toujours aussi originaux et intrigants. Aucun doute, on a avec « Once In A Lifetime » à l’un des classiques intouchables de la si passionnante charnière entre les 70’s et les 80’s. 

Les albums de Talking Heads ont accompagné mes années lycéennes et étudiantes et je les écoute, les redécouvre avec autant de bonheur aujourd’hui. Cette musique aussi dansante et physique que cérébrale, originale sans être absconse, arty sans être prétentieuse est toujours aussi pertinente en 2020, trente ans après la séparation définitive de ses membres. 

Version « American Utopia » de David Byrne, en 2020, à Saturday Night Live :