« Pour être malin aujourd’hui, il faut faire de la musique avec des guitares ». Cette assertion qui réjouira beaucoup d’entre-vous n’a pas été formulée par Ty Segall ou par un jeune indie rocker britannique, mais par le prodige de la dance music Mura Masa lors de la longue interview qu’il a accordée dernièrement au NME. Auteur en 2017 d’un album d’electronica moderne à sensibilité pop qui tapa droit dans le mille et où figuraient en guests de luxe rien moins que A$AP Rocky, Christine & the Queens, Charli XCX ou encore Damon Albarn, le producteur le plus chaud du moment a contourné avec une périlleuse mais brillante pirouette l’écueil du difficile second album, en se souvenant du musicien qui est en lui et en ressortant de leurs étuis guitare, basse et batterie, pour sortir un second album (« R.Y.C », pour « Raw Youth Collage ») très brut, très punk dans l’esprit et parfaitement dans l’air du temps.
Alex Crossan, alias Mura Masa, est né il y a 23 ans à Sainte-Marie-du-Câtel sur l’île anglo-normande de Guernesey, île qui n’était connue jusqu’ici que comme lieu d’exil de Victor Hugo ou cadre de l’excellent roman « le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates ». Lieu idyllique mais intrinsèquement tranquille, mono-culturel et conservateur, Guernesey regorgeait toutefois des pubs et salles où le jeune Alex a pu jouer avec de divers groupes locaux, groupes de reprises avant tout au sein desquels il tenait la guitare. Puis il est parti à l’université à Brighton avant de s’établir une fois sa carrière de musicien et producteur lancée à Londres. Il a parcouru le monde entier grâce à son premier album, mais avoue que Guernesey lui manque parfois et que « Raw Youth Collage » est un album un tant soit peu nostalgique, car il est peuplé de souvenirs de jeunesse, ce qui à vingt-trois ans ne manque pas de saveur (le plus cocasse étant le talk-over « A Meeting At An Oak Tree », où il raconte s’être retrouvé à poil planqué derrière un chêne après être très précipitamment sorti par la fenêtre de la chambre de sa petite amie pour éviter que le père de celle-ci ne les surprenne ensemble au lit… ). Le mot collage ne s’applique pas seulement aux textes et aux souvenirs, mais aussi à la musique. Mura Masa, comme les jeunes gens de son âge, a eu d’un simple clic un accès illimité à tous les genres musicaux possibles et imaginables, et ceci depuis qu’il écoute de la musique, il est alors impossible de se limiter à un seul genre, mais complètement envisageable d’aller taper là où l’inspiration nous guide. Ainsi, dans « R.Y.C », on trouve du rock décharné, de la new-wave, de la house French touch, des rythmes drum n’bass. Il peut se permettre de sampler Television, citer les riffs de Joy Division ou s’inspirer des Stranglers pour faire de ces musiques une nouvelle matière sans jamais tomber dans le revival, l’excellent « No Hope Generation » aux accents post punk le prouve brillamment. Alex Crossan a aussi fait un pas décisif en osant prendre le micro, en jouant avec les limites de sa voix, en la passant dans des filtres la plupart du temps mais le fait est que cette mise en avant donne un côté hautement personnel à l’ensemble, et la liste des invités est cette fois-ci réduite, mais de bon goût. La chanteuse américaine d’electro-pop Clairo est très à sa place dans le banger aux couleurs acoustiques « I Don’t Think I Can Do This Again », Ellie Roswell, figure de proue du groupe pop rock Wolf Alice illumine le psychédélique et presque dream pop « Teenage Headache Dreams » et la sensation R n’B anglaise Georgia est parfaite dans « Live Like We’re Dancing », à l’ambiance élégamment French touch.
Le vrai tube et le moment le plus remuant de l’album est une nouvelle collaboration avec slowthai, le sale gosse du rap britannique dont je vous ai déjà vanté les mérites (SOTW #188). Mura Masa avait déjà travaillé avec lui pour « Doorman », pépite de l’album du rappeur (« le seul vrai punk au monde » d’après le musicien) où il l’avait confronté à un mur de guitares. Avec « Deal Wiv It », les deux compères ont composé un banger irrésistible sur lequel on s’agitera frénétiquement sur les coups de boutoir de l’insistante ligne de basse sur laquelle est bâti le morceau. Simplissime mais d’une efficacité maximale, « Deal wiv it » est un tube immédiat et slowthai y infuse son humour décalé de sa voix impertinente, très distordue et truffée d’effets sur le refrain par la production de Mura Masa, devenant un synthé ou une percussion… Le rapper se moque de l’Angleterre d’aujourd’hui et de son Northampton natal avec sa décapante dérision habituelle « I went to the pub and asked for a pint for three quid, he said it’s a fiver, well that’s gentrification, you prick ! » (je suis allé au pub et ai commandé une pinte pour trois livres, il m’a répondu c’est cinq, c’est la gentrification, connard !). Flagrante réussite, ce brûlot punk vous restera dans la tête pour la semaine. Le clip assez virtuose, tourné dans une cité de Belgrade par le très bon collectif barcelonais Canada (Rosalía, Beck, Tame Impala, Phoenix…) est à la hauteur de la chanson.
Pour continuer sa mue, Mura Masa va partir en tournée avec un groupe, alors que jusqu’à maintenant il a été seul sur scène. Fan de groupes assez novateurs dans le genre pop à guitares, Squid ou Black Midi, Alex Crossan déclare avec humour au NME « Je pense que cette année verra arriver un vrai revival de musique avec guitares, et c’est un son très frais pour moi. Et tout sera ruiné par un DJ qui sortira une chanson de merde avec des guitares. Et peut-être ce sera moi… »