Le rap anglais n’a pas la cote sur cette rive de la Manche. Le hip-hop britannique n’a certes pas l’histoire de son homologue américain, ni son immense popularité. Pourtant, et comme souvent avec les Anglais, leur version du genre est extrêmement personnelle et originale, profondément insulaire. Contrairement au rap français qui s’est toujours calqué sur le hip hop US, on ne trouvera pas de rythmiques trap ou d’AutoTune dans les productions rap UK mais des connexions directes avec les musiques urbaines qui résonnent dans les rues des villes britanniques: jungle, dubstep, dancehall et grime. Damon Albarn, merveilleux passeur, a fait participer des personnalités du genre dans Gorillaz (Bashy, Kano, Little Simz dont l’album « Grey Area » est un bijou du genre et est appelé à devenir un vrai classique). Un artiste tel Dizzee Rascal est tout aussi important (Orelsan, fan absolu, l’a convié sur « La fête est finie ») et je dois bien sûr saluer avec vénération Mike Skinner, l’homme derrière the Streets, dont les cinq albums, tous bons, squattent encore bien souvent ma platine.
C’est justement à the Streets que j’ai immédiatement pensé en découvrant le premier album de slowthai, « Nothing Great About Britain ». La gouaille, l’argot, le genre de beats très heurtés et pourtant groovy, une rage désabusée, la même dérision. Tyron Frampton coche toutes les cases pour être l’archétype du jeune scally anglais: enfant métis né d’une mère de seize ans originaire de la Barbade et d’un père irlandais qui s’est barré peu après sa naissance, il grandit dans une cité de la ville de Northampton, dans les Midlands. Son pseudonyme vient du surnom qu’on lui donnait à l’école, qu’il fréquentait d’une façon erratique, Slow Ty, car son élocution était lente et essoufflée. Elocution qui a bien évolué quand on entend la vitesse et la précision de son flow… Enfance pauvre dans une cité pas franchement reluisante qui l’a fatalement endurci, le jeune homme de vingt-cinq ans a un pedigree intouchable.
Dans le rap depuis 2016, slowthai a très vite été remarqué non seulement par sa musique, cocktail de grime, de punk électronique façon Prodigy et de pop anglaise à la Specials dopé à l’énergie punk mais aussi par le personnage que Tyron Frampton incarne. Tour à tour sale môme blagueur, clown grimaçant, scally un brin inquiétant comme un reboot de l’Alex d’Orange Mécanique, slowthai a le sourire narquois, les yeux grand ouverts et le corps tatoué et souvent dénudé d’un boxeur poids plume. Une allure qui frappe en adéquation parfaite avec la puissance physique de sa musique. La pochette de son premier album sorti en mai dernier « Nothing Great About Britain » le présente nu au pilori devant la barre qui l’a vu grandir, faisant une grimace malsaine qui rappelle celles qu’auraient pu faire Johnny Rotten ou Keith Flint de Prodigy, et c’est de ce côté du punk grand-guignol que slowthai se place. Pas de bling bling ni de concours de la plus grosse bite dans ce rap-là, à la place, du commentaire social et allons-y, politique. Frampton termine la chanson titre avec une provocation qui en dit long sur ses opinions anti-royalistes: « I will treat you with the utmost respect only if you respect me a little bit Elizabeth, you cunt » (Je te traiterai avec le plus grand des respects seulement si tu me respectes un petit peu Elizabeth, connasse). Dans « Doorman » (moment très punk avec ce riff à la « I Wanna Be Your Dog » des Stooges), il démontre qu’il est très conscient des conflits de classe, lui, le lascar qui essaie de suivre une fille de la haute en boîte. C’est glauque, intelligent, plein d’esprit et implacable. L’album est à la hauteur et se déguste encore mieux écouté du début à la fin. « Inglorious » est un banger. Le genre de morceau qui déchaîne la foule lors des concerts, plus encore les festivals (comme on peut le constater ci-dessous, le moshpit devient complètement dingue). D’autant plus qu’il compte le featuring de Skepta, rappeur pionnier du grime immensément populaire outre-Manche et adoubant ainsi slowthai dans la cour des grands.
Ce que Tyron Frampton deviendra sans aucun doute, tant le personnage de slowthai comme le contenu sortent du lot. Au beau milieu du marasme du Brexit, de la situation politique plus que délicate du Royaume-Uni, la voix grinçante et ironique de slowthai sonne terriblement juste et prémonitoire.
Live à Glastonbury 2019