Compton a été pendant longtemps la pire municipalité de Californie. Outre cet affreux canal bétonné qui la coupe en deux et la caractérise, cette ville au peuplement majoritairement afro-américain et hispanique en banlieue centre-sud de Los Angeles a trusté les meilleures places des taux de criminalité et d’homicides aux Etats-Unis, et même si les guerres de gangs semblent avoir marqué un peu le pas, Compton n’est assurément pas un havre de paix. En rapport avec cette effrayante donnée statistique, Compton est aussi l’épicentre du rap dit « West Coast » et la liste des artistes rap et R n’B originaires de cette ville est sidérante. Jugez un peu, le collectif N.W.A. (et leur album « Straight Outta Compton »), Dr. Dre (« Compton »), the Game, Kendrick Lamar (qui y a tourné son clip « Alright ») ou aujourd’hui le Wunderkind d’une soul nourrie de rap, de R n’B et d’indie pop, Steve Lacy ont tous grandi dans cette ville…
Prodige d’à peine vingt-et-un ans il est le fils d’une mère afro-américaine et d’un père philippin qu’il a à peine connu… Protégé par sa mère, le petit Steve sera préservé de la violence inhérente à Compton et ira dans de bonnes écoles. Il a commencé à jouer de la guitare dès l’âge de sept ans d’une façon totalement virtuelle, avec le jeu vidéo Guitar Hero. Il y faisait de telles étincelles que bien vite il eut envie de jouer sur une vraie guitare et se mit très tôt à programmer des rythmes (comme un vrai beatmaker) à l’aide d’un simple iPhone, créant ainsi des chansons de façon parfaitement autonome. Il est bien vite remarqué par le groupe de soul R n’B angeleno The Internet (formé par des membres du collectif Odd Future, d’où est issu Frank Ocean et mené par la chanteuse et DJ Syd Tha Kyd) qui lui proposent de produire et de jouer de la guitare dans leur troisième album « Ego Death » alors que Lacy n’a que seize ans. Dès lors, il devient la coqueluche de tout un aréopage d’artistes qui comptent aux Etats-Unis, lesquels se l’arrachent littéralement. Ainsi, on le retrouve aux manettes du « PRIDE. » de Kendrick Lamar mais il produit aussi des chansons pour Solange, Kali Uchis, Blood Orange ou apparaît comme invité de luxe sur les deux meilleures chansons du dernier Vampire Weekend, « Sympathy » et « Sunflower », ce qui prouve l’ouverture d’esprit du jeune homme et son refus de se laisser cataloguer. Sa voix protéiforme à l’aisance folle dans les aigus et son jeu de guitare si délié et si particulier lui permettant toutes les audaces.
Il écrit et enregistre en 2018 un second et excellent album avec The Internet « Hive Mind », hautement recommandé et où Syd lui laisse parfois le micro (écoutez cette tuerie de single, le suave « La Di Da ») avant de sortir cette année son premier véritable album solo, « Apollo XXI » (il avait déjà sorti deux recueils de démos, très remarqués, et enregistrés chez lui avec GarageBand). Courtisé par toutes les major companies, il balaie d’un revers de main toutes leurs propositions pour garder jalousement sa farouche indépendance et « Apollo XXI » est en effet un album d’une folle liberté. Il se permet par exemple avec « Like Me » une expérience de plus de neuf minutes où il envisage plusieurs tableaux musicaux sensés représenter sa sexualité, très ouverte et libérée (il se présente comme bisexuel, ose le mettre en scène dans certains de ses clips et de ceux de the Internet, et refuse d’en faire une histoire). Alternant chansons soul et langoureuses et bangers funk et pop qui ne sont pas sans rappeler Prince, son modèle absolu, l’album sur lequel il a joué de presque tous les instruments et qu’il a produit a toutefois une saveur lo-fi qui lui sied à ravir et donne à l’ensemble une proximité inédite dans ce genre peu enclin à l’épure. On pense aussi beaucoup à Pharrell, autre producteur aux larges horizons qui n’en rajoute jamais.
« Playground » en est le premier single et il est irrésistible. Sur un groove minimaliste pop et funk, très princier en somme, avec batterie sèche et basse slappée, Steve Lacy place un riff de guitare funky ensoleillé d’une monstrueuse efficacité et une mélodie imparable chantée en falsetto qui suinte la montée d’hormones et la sexualité. Invitant son (sa) partenaire, ou encore nous-mêmes, à le rejoindre sur son « terrain de jeux », Steve Lacy nous séduit sans aucun effort, et ose même un pont avec une ligne mélodique jazzy et de discrètes touches electro qui amènent de l’ étrangeté avant de conclure hâtivement en reprenant une simple ligne du refrain. Ce n’est ni banal, ni normalement autorisé pour un single et pourtant ça fonctionne et très bien. L’album est de ce niveau, varié, pop, funky, avec une guitare experte qui ne la ramène jamais et des mélodies chiadées. Beau gosse au talent aussi fulgurant que généreux, Steve Lacy est déjà l’un des artistes qui comptent vraiment dans le panorama musical mondial. On n’a pas fini d’être séduit et surpris par lui, vous êtes prévenus !