SOTW #177 : Nuits bleues, Bertrand Belin

Quelle merveilleuse sensation que d’assister à un concert qui dépasse, de très loin, vos plus folles espérances ! Celui de Bertrand Belinle 23 mars au Moulin de Brainans restera sans doute dans la mémoire des quelques quatre-cents personnes qui y ont assisté, et certainement dans la mienne. Si j’appréciais déjà beaucoup l’univers musical à la fois feutré et puissant de l’artiste, tout comme son écriture économe mais lyrique, je n’imaginais pas l’ampleur que ses chansons dégagent en live, grâce à un groupe aussi fin que compétant bien sûr, mais surtout grâce à la présence et l’intensité scénique assez inouïe de l’artiste. Ses danses nerveuses, ses gestuelles théâtrales, ses interventions sous formes de saynètes bien vues et bien envoyées, son propos incisif, son jeu de guitare très inspiré et bien sûr sa voix grave et veloutée prouvent que Bertrand Belin est un artiste d’exception. Ce qui est étonnant, c’est qu’il lui aura fallu attendre son sixième album « Persona » pour que les planètes s’alignent et que le public (auditeurs de France Inter en tête mais pas que, loin de là) suive comme un seul homme. Pourtant, le Breton de Quiberon n’a cédé à aucune toquade du moment pour rendre sa musique plus « populaire », mais a continué à creuser le même sillon depuis le début de sa carrière…

Je l’avais découvert en 2010 au hasard d’une compilation des Inrocks avec la chanson-titre de son troisième album « Hypernuit », une très sombre mais mélodieuse complainte country folk tellurique à la saveur américaine et avais déjà été saisi par cette voix de baryton à très forte personnalité. Et poursuivi avec l’album « Parcs » en 2013 où se révélait cet auteur économe, ce compositeur de l’épure qui suggère plus qu’il ne raconte, comme dans les chansons élégantes que sont la quasi new-wave et enjouée « Un déluge », la rêveuse « Ruine » où les accords du Solina String Ensemble, synthé allemand des années 70 vous propulsent dans la stratosphère, ou la remarquable « Peggy » (SOTW #15) qui sonne comme un reboot sobre et mélancolique du Bashung post-rockabilly des débuts. Enregistré à Sheffield comme « Cap Waller » le suivant avec Shez Sheridan, guitariste et collaborateur de Richard Hawley, cet album installait Belin comme une valeur sûre de la chanson française à tendance rock. Et c’est par le rock que Bertrand Belin a été adoubé, grâce à sa collaboration avec ses meilleurs nouveaux potes perpignanais, the Limiñanas, rencontrés sur un festival en Australie. L’entente a été si bonne que Belin participe à l’album « Shadow People », d’abord au Solina sur « Le premier jour » et surtout au texte et à la voix sur le génial « Dimanche » (SOTW #145). La voix de Belin collant parfaitement au drone de guitare et de synthés de la chanson, les fans des Limiñanas pouvaient alors sans coup férir devenir fans de Bertrand Belin. 

« Persona » a été conçu et réalisé à Montreuil, dans son studio, avec les deux mêmes musiciens qui l’accompagnent depuis ses débuts, le bassiste, claviers et co-producteur Thibault Frisoni et la batteuse et choriste Tatiana Mladenovitch. A eux-trois, ils arrangent et donnent les couleurs aux chansons amenées par Bertrand Belin à la guitare, avec une grande originalité et une claire envie d’expérimenter. D’où la place cette fois-ci bien en avant et essentielle des synthés, comme dans le liminaire et énigmatique « Bec » ou le single émotif « Choses nouvelles ». « Nuits bleues », qui nous intéresse ici, est plus classiquement folk rock, avec ce tempo moyen qui ferait merveille lors d’une virée autoroutière. Le texte, elliptique mais lourd de sens, parle d’une femme qui « est partie, c’est rien de le dire, pas sur un coup de tête, sur un coup de tête » , soit la fuite pour échapper à un enfer domestique. Le ciel s’ouvre alors, noir d’oiseaux, d’où ce « Ouste choucas » pour que le ciel change enfin. Que la vie change enfin. Le style Belin tient en ces quelques mots jetés, répétés, pour traiter de tels thèmes, d’humanités blessées, de paysages abimés, d’aménagements absurdes, et le fait qu’il soit aussi écrivain (son troisième roman « Grands carnivores » est sorti simultanément à « Persona ») explique sans doute son aise à ciseler un texte. La mélodie accrocheuse égrenée d’une voix habitée (les harmonies sont très belles) sont serties d’un accompagnement musical ad-hoc, parfaitement élégant dans les guitares comme dans les claviers. De la belle ouvrage, indubitablement, à la hauteur de cet excellent disque qu’est « Persona », qui s’apprivoise au fil des écoutes et reste longtemps en bouche. N’hésitez surtout pas à vous rendre à un des concerts de Bertrand Belin, et sachez que ses textes, abscons et énigmatiques, deviennent évidents et lumineux sur scène grâce à son jeu de scène. On n’en ressort pas indemne, mais assurément charmé.