Song Of The Week #201 qui aurait pu être titrée Song Of Confining #1 mais comme j’espère vivement que cette série sera très brève, je n’allais pas la commencer. Le 5 mars 2020, soit il y a moins d’un mois, j’assistais à mon dernier concert avant… Dans cet autre monde qui parait déjà si lointain, je suis allé découvrir Algiers sur la scène de la Maroquinerie à Paris, motivé pour cela par deux amis très chers qui m’avaient bien vendu l’affaire. Et chose peu commune en ce qui me concerne, je n’avais que très peu écouté le dernier album du groupe « There Is No Year » (au titre ô combien prémonitoire, tant 2020 ne semble carrément pas exister…) avant de me rendre à ce concert. Dire que je n’ai pas été déçu est un piètre euphémisme, tant cette prestation m’a soufflé par sa puissance, son originalité et son âme. Depuis, j’ai rattrapé mon retard et cet album colérique et plein de soul squatte ma platine…
Archétype du groupe indie, Algiers (oui, comme la ville d’Alger en anglais, nom choisi pour son histoire de résistance au colonialisme) s’est formé en 2012 à Atlanta, l’une des villes musicalement les plus excitantes du moment en particulier côté hip hop (Childish Gambino, Migos, OutKast sont basés dans la capitale de la Géorgie). Réunissant trois musiciens chevronnés, le pianiste, guitariste, chanteur et parolier Franklin James Fisher, le bassiste et claviers Ryan Mahan et le guitariste, percussionniste et saxophoniste Lee Tesche, ils sont rejoints plus tard par Matt Tong, ancien batteur du groupe de pop britannique Bloc Party. En 2015, avec un premier album à leur nom, Algiers livrent à la face du monde une soul dystopique inédite, inspirée par le gospel comme par un post punk presque gothique à la Gun Club ou à la Nick Cave, par le jazz contemporain et par l’électro-rock à la Suicide. Formule aussi puissante qu’inédite qui leur permet de signer avec le prestigieux label indépendant Matador. Tout est réuni pour ne laisser personne indifférent, de la musique profonde et percutante aux thématiques très politiques, très résistantes, au discours argumenté. Une autre manière de faire de la protest song en somme, parti pris renouvelé sur un second album en 2017, « The Underside Of Power » réalisé par le guitariste de Portishead, Adrian Utley et contenant le single « Black Eunuch ».
Avec « There Is No Year« , troisième album paru cette année, les quatre musiciens ont décidé d’ouvrir grand les fenêtres, voyant leur carrière se diriger vers une impasse, celle d’un groupe américain ayant du succès principalement en Europe mais ignoré à la maison malgré deux albums encensés par la critique et la première partie de la tournée US de Depeche Mode. Pour se faire, ils ont opté pour un son plus « radio friendly » qui juxtapose les influences très diverses du groupe: blues, gospel, punk, soul, trap (ils sont d’Atlanta, la Mecque du genre…), free jazz, electro… Mais avant de délivrer l’album, Algiers s’est permis une vraie folie en sortant le single le plus radical de 2019, un morceau parfaitement free jazz, sans paroles ni mélodies mais avec des collages de voix captées dans diverses archives « Can The Sub_Bass Speak ? » restera dans les annales comme la chose la plus anti-commerciale éditée en single. Une fois ce défi relevé, place donc à un album étonnement apaisé musicalement, vraiment accrocheur et enchaînant les chansons les plus immédiates que le groupe ait jamais enregistrées. Preuve éclatante avec « Dispossession ». Lancé par la voix pleine d’âme et rageuse de Franklin, grand chanteur dans une tradition rhythm n’blues, le morceau est mené par un piano martelé instaurant un tempo qui swingue qu’encadre une section rythmique medium implacable doublée d’un tambourin invitant au déhanchement. La plainte d’une guitare tout en sustain ajoutant de l’étrangeté et un côté post-rock très bien vu à l’ensemble. « Run Away, run away from your America/While it burns in the street » (Partez en courant, fuyez votre Amérique/pendant que ça brûle dans la rue), annonce tel un oracle Franklin J. Fisher, ce à quoi les choeurs gospel du refrain répondent « You can’t run away » (tu ne peux pas t’enfuir). Charge apocalyptique non dissimulée contre l’Amérique de Trump, les paroles d’Algiers sont aussi éloignées que possible des préoccupations pop. C’est très noir, sans espoir et pourtant la mélodie est si entraînante, comme l’étaient celles entonnées par les esclaves dans les champs de coton… « There Is No Year » regorge de très bonnes chansons, de la chanson éponyme qui ouvre le disque, qui doit beaucoup à l’electro-punk de Suicide à la tubesque et martiale « House Of The Furnaces », la ballade musclée « We Can’t Be Found » ou la conclusion tout à fait punk rock « Void » rythment un excellent album, de ceux qui tourneront longtemps sur nos platines.
Algiers est, on s’en serait douté, un formidable groupe de scène. La personnalité éclatante de Franklin J. Fisher (lequel parle un très bon français, conséquence d’une année passée comme assistant en anglais dans un établissement breton, nous avoua t-il après le show) irradie tout comme sa voix ample. L’excellence musicale étant de mise, elle ne tourne jamais à la vaine virtuosité. Enfin, le parfait contrepoint scénique de Fisher réside dans le jeu de scène époustouflant du bassiste Ryan Mahan, toujours en mouvement et qu’on peut décemment qualifier de Flea indie. Ce concert à la Maroquinerie était pour le groupe le dernier de sa tournée européenne, on espère vraiment pour eux comme pour nous qu’il y en aura d’autres dans un avenir raisonnablement proche. Courage à tous !