Quand les Beatles entrent en studio au printemps de 1968, un vent de révolution souffle sur l’Europe. Les Fab Four, quant à eux, n’ont plus grande chose d’un groupe de rock. Les tensions entre les quatre musiciens de Liverpool n’ont jamais été aussi vives. Leur séjour en Inde chez le Maharashi Mahesh Yogi n’a fait qu’accentuer les rivalités au sein de la formation britannique. C’est dans ce contexte particulier que les Beatles vont enregistrer l’oeuvre la plus ambitieuse de leur carrière. Sous la direction de leur éternel producteur George Martin, les Beatles vont la jouer solo. Paul McCartney est le premier à faire bande à part. Son « Back In The USSR » plein d’entrain ouvre ce patchwork musical avec justesse. Du rock n’roll primaire du morceau d’ouverture à la comptine orchestrale qui clôt le « White Album », les Beatles touchent à tout. Éclectique, McCartney prend les devants. Visionnaire, le bassiste s’illustre dans de nombreux registres, de la ballade la plus sucrée (« Blackbird ») en passant par la country (« Rocky Raccoon »). Il se permet même d’inventer le hard rock sur l’inoubliable « Helter Skelter », dont on retrouvera une trace malheureuse sur les murs de la tuerie de Sharon Tate et de « la famille » perpétrée par Charles Manson quelques mois après la sortie du disque. George Harrison se démarque, signant parmi les plus belles chansons de sa carrière ; avec « While My Guitar Gently Weeps », le benjamin du groupe montre qu’il n’a rien à envier au duo Lennon-McCartney. Libéré, Harrison se lâche, peaufinant son jeu de guitare incisif et son sens de la mélodie pop. Même combat sur l’excellente « Savoy Truffle » et ses cuivres inspirés ou la très cynique « Piggies ». Pourtant, c’est à John Lennon que l’on doit les meilleurs moments du « White Album ». Lennon fait dans le psychédélique sur « The Continuing Story of Bungalow Bill » et la délicieuxse power ballade « I’m So Tired ». Quant à « Wild Honey Pie » et sa progression loufoque, elle convaincra Captain Beefheart et consorts de faire de la dissonance leur fond de commerce. Mieux encore, avec « Sexy Sadie » et « Cry Baby Cry », le compositeur le plus teigneux de la bande invente la ballade estampillée « Beatles », cette pépite pleine de naïveté et de mélancolie qui fera le bonheur de centaines de groupes (au génie discutable), Oasis en tête. Son refrain joint aux couplets de son rival McCartney sur « Happiness Is A Warm Gun » est un autre point culminant de ce double colossal. Voici un disque dont on ne se lassera jamais. Le « Double Blanc », comme on l’appelle en France, continue d’intriguer par ses multiples facettes. Qui doute de l’apport des Beatles au rock n’roll ferait bien d’y jeter une oreille attentive. On parle ici du Guernica du genre, un chef d’oeuvre totalement hors-norme.
Année : 1968
Origine : Royaume-Uni
Pépite : « Sexy Sadie »
Eat : Mashed Potatoes and gravy
Drink : Un pommard 1er cru
Drôle de formation que les New York Dolls. On est en 1973 et l’Amérique cultivée ne jure que par Lou Reed, David Bowie et les Stones. Maquillés comme des bagnoles volées, montés sur des chaussures à talons à faire passer une prostituée de l’Avenue B pour une enfant de choeur, ces cinq new yorkais s’emploient à faire le pont entre l’art rock et le rythm n’blues. Emmené par Johnny Thunders à la six cordes, une petite frappe du Queens passionné de baseball, et David Johansen au micro, sorte de Mick Jagger du pauvre, le groupe se fait un remarqué sur la scène du CBGB. Le concept derrière les Dolls est plutôt simple : jouer un rythm n’blues cradingue à toute berzingue en se travestissant sur scène. Plutôt limité musicalement, le groupe décide en effet de tout miser sur l’énergie et le look décalé de ses membres, de quoi séduire Mercury Records qui leur donne une chance. Enregistré au Record Plant Studio de New York par Todd Rundgren, ce premier opus du groupe éponyme des poupées de la grosse pomme fait l’effet d’une bombe. Peu importe si les Dolls jouent faux, le truc est là. L’album débute de la meilleure des manières, par un boogie bancal et surexcité, agrémenté des hurlements viscéraux de Johansen et des solos tranchants de Thunders. Sur ce disque novateur, John Genzale de son vrai nom invente la guitare tronçonneuse. On lui en est reconnaissant. Armé de sa Les Paul Junior, ce fan de Keith Richards fait couiner sa six cordes, la malmène sans répit, un peu comme si Chuck Berry avait passé l’essentiel de son temps à sniffer du speed avant d’immortaliser les licks de gratte de « Johnny B. Goode » dans un chiotte miteux de Manhattan. Son jeu hargneux puise dans le blues et le rock n’roll des pionniers avec une urgence rare (« Vietnamese Baby », « Jet Boy »). Il laisse le soin à son acolyte Sylvain Sylvain de tricoter des rythmiques entraînantes, se chargeant ainsi de donner une bonne décharge d’électricité à l’auditeur abasourdi (« Frankenstein »). Au delà du look et du son, les titres se veulent aguicheurs et accrocheurs (« Trash », « Looking For A Kiss »), entre glam rock débridée et rock n’roll pur souche. Plus classiques que les Stooges, moins engagés que le MC5, les Dolls donnent en réalité ses premières lettres de noblesse à un genre musical qui fait encore parler de lui aujourd’hui : le punk. Bravo mesdemoiselles.
Année : 1973
Origine : Etats-Unis
Pépite : « Looking For A Kiss »
Eat : Sandwich au pastrami
Drink : Bloody Mary
Sans les Strokes, avoir 15 ans en ce début de 21ème siècle aurait été foutrement ennuyeux. Icônes majeures de la scène indépendante de ces vingt dernières années, le quintet américain a changé la vie de millions de lycéens. On peut même aller plus loin. Grâce à « Is This It », le rock s’est fait une nouvelle jeunesse et la combinaison jean-cigarette-all stars trouées s’est offert un revival amplement mérité. En effet, jusqu’à la sortie du premier opus du groupe en 2001, Coldplay et Linkin Park monopolisaient les débats de manière quasi obscène. On doit décidément beaucoup aux Strokes. Leur dégaine de fils à papa new yorkais pleine d’insolence les a certes sûrement aidés à percer, mais leur talent reste indéniable. Dès les premières notes de la chanson éponyme de l’album, le ton est posé pour les trente cinq minutes qui suivent. Sans tomber dans le cliché vintage à deux balles, les Strokes tissent des guirlandes de guitares pleines de fraîcheur, soutenues par des lignes de basse chaloupées, le terrain de jeu idéal pour la voix légèrement distordue de Julian Casablancas. La production est brute, propre à ces disques qui ont fait la réputation de New York pendant plusieurs décennies. On pense en premier à « Marquee Moon » de Television et « White Light White Heat » du Velvet Underground. Revenons-en à notre frontman. Derrière ses faux airs de jeune morveux complètement à côté de la plaque se cache un compositeur de génie, un chanteur ultra charismatique et une bête de scène capable de dégrafer un soutien gorge en un sourire narquois. En l’espace de quelques mois et d’un single ravageur (« Last Night »), ce fils de patron d’agence de mannequinat s’est imposé comme le mec le plus cool des Etats-Unis. Sa poésie nous plonge dans une jeunesse new yorkaise décalée, hédoniste et tellement urbaine. Derrière sa voix, il faut dire que le groupe assure. Du début à la fin de l’album, les guitares se répondent à merveille (« Someday », « Alone Together »), sans jamais trop en faire. Malgré leur jeune âge, les Strokes voient juste, tellement juste d’ailleurs qu’ils humilient les flics de leur ville natale sur « New York City Cops », ce qui leur vaudra quelques ennuis en septembre 2001 après l’attentat du World Trade Center. On retiendra aussi les merveilleuses « Hard To Explain » et « Trying Your Luck », deux chansons à forte teneur en mélancolie, de quoi vous donner un spleen d’anthologie et vous convaincre d’aller zoner le long de l’Hudson River un soir d’automne. Plus de quinze ans après, on ne s’en remet pas.
Année : 2001
Origine : Etats-Unis
Pépite : « Someday »
Eat : Pancake au miel
Drink : Bud Light