Mireille

« Je ne comprends pas Madame, je ne suis pas jeune, je n’aime pas le rock, je n’ai pas vu de concert depuis la grande Barbara et je ne connais personne à Paris. Et pourtant je vous ai au bout du fil. Et c’est moi qui ai tapé le numéro. Je suppose que c’est mauvais signe. » Je suis psychologue. A part mes proches, il est vrai que l’on rentre rarement en communication avec moi pour partager les potins du bureau. Et donc ce vendredi matin, voilà que Mireille me rappelle après une année d’heureuse absence.

Nous avons dit beaucoup de choses sur l’horreur que la France a vécue vendredi dernier, tout un chacun a tenté d’exprimer cette chose indicible qu’est le ressenti qu’il peut éprouver face à la sidération : soit pas grand-chose de concret. Et pourtant étrangement partageable. Et je trouve bien téméraires ceux qui ont osé le faire. Bien courageux ceux qui ne l’ont pas fait. Parce qu’en plus du sentiment de torpeur que nous ressentons face à ce déferlement de violence, on doit dealer avec la culpabilité : celle de penser qu’on commence à s’en tamponner des théories fumeuses de Martine et Paul sur la géopolitique actuelle et l’avenir de nos enfants. Et qu’on est moralement lourd des témoignages sur les réseaux sociaux.

Drôle comme l’empathie fonctionne, hum ? « Habileté à percevoir, à identifier et à comprendre les sentiments ou émotions d’une autre personne tout en maintenant une distance affective par rapport à cette dernière », qu’ils disent. En d’autres termes, c’est votre capacité de vous mettre à la place de l’autre personne et de bien la comprendre. Un de mes mentors m’a un jour simplifié la tâche : « c’est la capacité à rentrer dans les chaussures de l’autre sans en attraper les champignons ». L’empathie, ce n’est pas la fusion. Ce n’est pas la sympathie non plus. Sauf que cette semaine, on compatit, on se met à la place, on se dit pourquoi pas moi, on se dit heureusement… une tambouille indigeste.

Alors j’explique à Mireille : le traumatisme psychique, ça ne touche pas que les personnes présentes sur les faits. Je m’explique ; on peut être réellement traumatisé à l’idée simple que quelqu’un d’autre soit traumatisé. Une image perçue dans un téléviseur peut laisser une cicatrice réelle dans votre système psychique. Les émotions, c’est contagieux. Alors oui Mireille, vous souffrez : vous avez attrapé des champignons.

Mireille a peur de la guerre, elle l’a connue, d’abord. Elle a peur de ne pas comprendre celle-ci. Aujourd’hui sa peur parle une langue étrange : elle étouffe, elle a des fourmis, elle a le vertige. C’est normal Mireille, vous avez peur d’un monstre informe : c’est la définition de l’angoisse. Cette fumée qu’on tente d’enfermer dans une pièce à coup de rationalisation, d’explications tangibles et de prise de recul. Cette fumée qui finit par s’échapper sous la porte et coloniser le couloir. Aujourd’hui ce n’est pas le temps de comprendre pour Mireille : c’est le temps de vivre tout ça. C’est vrai, parler ça guérit pas toujours, mais ça peut sauver, rendre l’air moins opaque.

En attendant que les émotions soient moins fortes et que la brume ne se dissipe, le temps est à ceux qui n’ont pas pu partager leur vécu, et à ceux qui savent observer, de poser la question aux silencieux. Autour d’un verre, sur un air de Bowie, avec mamie, sur une page Word ou un réseau social, avec Mireille. Après tout, on fait avec ce qu’on a.

Et moi qui voulais écrire un article sur les touc-touc de Bangkok, c’est raté. Merci Mireille.