Il n’est pas facile de nos jours de passer un morceau rock et de faire exulter le dancefloor… Même quand le public est connu comme très réceptif à ce genre, il remuera plus facilement son corps sur de la disco, du hip hop ou de l’electro, tout en maugréant qu’on ne passe que de la merde (certains se reconnaitront…) Tout DJ qui se respecte a toutefois quelques bottes secrètes. Celle que je dégaine à chaque fois que le cas se présente, c’est « Brown Sugar » qui fait immanquablement rappliquer tout le monde sur la piste et avec le sourire s’il vous plait. Cette chanson a ce pouvoir grâce avant tout à ce groove rock n’soul infectieux porté par le backbeat de Charlie Watts, grand batteur s’il en est…
Entre le 2 et le 4 décembre 1969, The Rolling Stones font une halte aux studios Muscle Shoals à Sheffield en Alabama au cours d’une triomphale tournée américaine (qui terminera mal deux jours plus tard avec la tragédie du concert gratuit d’Altamont, quand un spectateur noir a été poignardé par le service d’ordre Hell’s Angels, marquant la fin de l’utopie communautariste hippie, et donc des sixties). Quelques fécondes sessions éclair dans ce temple de la soul music récemment inauguré qu’étaient les studio Muscle Shoals accouchèrent de « You Gotta Move », reprise du standard blues de Fred McDowell, de « Wild Horses », magnifique ballade country folk inspirée par Gram Parsons et de « Brown Sugar », brûlot aussi groovy qu’incorrect qui restera la plus belle machine à danser composée par Jagger et Richards. La chanson, faute à des tracas de management et de changement de maison de disques, ne sortit qu’en avril 1971 en tant que single d’ouverture de « Sticky Fingers » qu’on peut raisonnablement considérer comme la plus éclatante réussite discographique du gang londonien (voir « Sway », SOTW #16). Elle obtint un succès considérable, confortant les Stones sur le trône du plus grand groupe du monde.
Le riff liminaire, reconnaissable entre mille et portant la griffe inimitable du style de Keith Richards aurait pourtant été trouvé en Australie plus tôt dans l’année par Mick Jagger, quand celui-ci, acteur pour l’occasion, gratouillait pour passer le temps entre les prises du western nanar « Ned Kelly »… Dans sa tête, des images fantasmées de Deep South américain qui se se matérialiseront sous forme de paroles parfaitement incorrectes, la chanson s’étant d’abord appelée « Black Pussy » et était adressée, selon les intéressées, à l’actrice afro-américaine Marsha Hunt, avec laquelle il entretenait une liaison et avec laquelle il a eu sa première fille, ou à l’Ikette Claudia Lennear, choriste à la beauté il est vrai renversante. Ce « Brown Sugar » devient alors une ode à la femme noire subjuguant le blanc-bec britannique qu’est Jagger (« How can you taste so good ? ») et le laissant pantelant et brûlant de désir. L’expression veut dire aussi « héroïne » en argot noir américain. Jagger ne tranchera jamais, confessant qu’il ne s’était pas censuré lors de l’écriture de la chanson et qu’il ne se souvenait que partiellement de son délire. Quoiqu’il en soit, l’ambiance libidineuse transpire et donne à la chanson un côté euphorisant et une paillardise communicative, comme dans une bonne grosse chanson rhythm n’blues.
Les accords de guitare liminaires se muent en un monstre de riff jovial et funky ponctué par un crépitement de castagnettes. Le groove impeccablement cool de Charlie Watts et Bill Wyman, le sous-bassement de guitares acoustiques, la voix sans apprêt et dégoulinant de concupiscence de Mick Jagger, le parfait duo de guitaristes formé par Keith Richards et Mick Taylor, les choeurs croassés par l’ineffable Richards, le piano honky tonk de Ian Stewart, le solo de sax grasseyant et impeccablement calibré de Bobby Keys, tout est réuni pour générer un rock n’soul démoniaque sur lequel on ne peut que bouger les hanches et qui n’a pas son pareil pour faire danser les filles… Dancefloor classic, assurément !