Voilà le topo. On était début 2010. Notre pote Aël vivait à Damas depuis septembre pour un échange universitaire. Nous, on savait pas trop où c’était, la Syrie, ni à quoi ça ressemblait. Mais on s’est dit qu’une occasion pareille ne se présenterait peut-être pas deux fois. Et malheureusement, on croyait pas si bien dire. Alors on y est allés. Et on en est rentrés chamboulés à jamais, des souvenirs plein la calebasse et les semelles qui démangent.
17 juillet 2010 – Tiens, voilà du bédouin
Réveil 8h, il faut partir tôt. Déjeuner un peu syrien, peu goûtu, jus d’orange 100 % mangue, œufs durs verts au milieu. Et France 2 qui nous poursuit jusqu’ici.
Direction la Vallée des Morts, à l’Ouest du site. Impressionnante enfilade de tombeaux envoûtante et mystique. Le temple de Bel, principale divinité nabatéenne. Très belles ruines, bien conservées, colonnes, gravures. Déjà plus de touristes. On leur laisse les vendeurs collants. On remonte dans la caisse, et là c’est le grand départ. Direction Deir ez-Zor en passant par Al-Mansourah, pas loin de Raqqa avec un petit crochet par un château omeyyade, le Qasr al-hayr al-sharqi (à vos souhaits) au milieu de nulle part.
Les paysages sont toujours lunaires, toujours plus secs, les routes toujours plus droites. On traverse des villages vides, ou peu peuplés, et notre arrivée attire les regards. Mais qu’est-ce qu’ils viennent foutre ici, eux… Les coucous avec les gamins, les ralentissements devant les ralentisseurs criminels non signalés, les remarques sur la dureté de la vie dans ce coin-ci du monde rythment notre voyage. Le village d’Al-Soukhneh, à quelques kilomètres de Palmyre, nous marque. Odeur de chameau, route défoncée, gamins qui courent partout, souriants, bédouins à keffiehs, moutons morts à vendre, chez le boucher ou en expo sur le trottoir. Le trou du cul du monde. La Syrie, pas celle des cartes postales, celle des souks miséreux, des camions poussiéreux, des Blancs peu nombreux. Quand tu n’as pas vu grand-chose du monde, c’est inimaginable, la 4ème dimension, comme dit Aël. On file vers la fin du monde, c’est sûr.
Dans un village, Aël cherche le chemin, se plante et on se retrouve devant un chantier. Des ouvriers en train de construire une maison nous font signe de la main : Venez, venez. On hésite. On décide de décliner. On salue, on file, on aura d’autres occasions. Ici les gens te disent Viens plutôt que Casse-toi, plutôt que te regarder de travers. On se fait tous remarquer la différence avec chez nous.
Aël trouve la route du château, en tournant à droite dans un village. C’est pas possible, c’est Bagdad. On avance, et on aperçoit le bout de la route : le château, au milieu de nulle part. On descend de la Kia, toute seule sur son parking en cailloux, et on entre dans les ruines. Le Qasr al-hayr al-sharqi est un des nombreux palais et châteaux que se sont fait construire les califes omeyyades aux VII-VIIIè siècles dans le désert, alors que Damas était capitale de leur empire. Il y en a plus d’une centaine dans le désert habité par les bédouins, qui traverse la Syrie et la Jordanie. D’ailleurs, en parlant de bédouins, en voilà deux à motos qui nous disent que c’est payant. On s’exécute. Et ça valait plutôt le coup. Nico crapahute, un peu Gollum dans les ruines, Maxime rêve de sauter les fossés, Aël admire. Il y a des lézards mutants. On cherche à monter sur les murailles, sans succès, dangereux à cause du vent.
Nous voilà repartis, direction Resafa, d’autres ruines, romaines cette fois, d’une ville fortifiée en plein désert, qui avait pour mission de protéger la province des attaques perses. Malheureusement, on n’aura pas le temps de s’arrêter, encore du désert à avaler. On ne s’en lasse pas.
Le paysage est hallucinant. D’un coup, sans prévenir, Aël prend à droite, quitte la route. Nous voilà partis pour un petit détour sur la steppe. Les roues mordent au sable. Kyuss, après des mois d’attente, retentit enfin dans le désert. On s’assied sur le rebord de la fenêtre, on roule à fond la caisse. Sur la poussière du toit de la Kia, j’écris ton nom. D’un coup, énorme coup de flip, je pense avoir perdu mon portefeuille. On fait demi-tour : il était tombé derrière le siège. On s’arrête. On savoure ce moment de grâce. Au milieu du vide, nulle part, rien.
Retour sur la route. Des dizaines de kilomètres plus loin et autant de villages traversés, un bédouin fait du stop. On le fait monter. Il va à Al-Mansourah. C’est pas tous les jours qu’on a un hôte de ce genre. Photo. Il s’appelle Slimane, il dit que s’il vient en France, il nous emmènera avec lui. Il porte un keffieh rouge et une galabieh grise. Il parle peu. La vitesse lui fait peut-être un peu peur. Plusieurs kilomètres plus loin, il descend, et après avoir hésité à nous inviter chez lui, nous serre la main.
On trace jusqu’à Al-Mansourah et l’Euphrate, dans le but d’y casser une graine et d’y acheter de l’eau. Ville tout en longueur au bord de la route. Toujours à la recherche d’un rétroviseur. Mais putain, comment on dit « rétro » en arabe ? On s’arrête demander. Aël va saluer un bédouin qu’il avait rencontré lors d’une visite précédente. Nous sommes intrigants. Les gosses nous regardent, mais les adultes aussi. En même temps, je nous verrais, je serais intrigué aussi.
Ils nous offrent le thé, un thé bédouin, très fort et très sucré, dans de petits verres Duralex. Les verres ne doivent pas rester vides. Ils nous resservent, nous resservent, nous resservent. Mahmoud est un peu le chef de la boutique, c’est lui qui nous ressert. Aël parle avec eux, les fait rire. Ils sont heureux, nous aussi, une telle gentillesse paraît extraterrestre.
L’un d’eux nous demande si la France c’est comme ça, si les gens s’offrent du thé et sont gentils. On répond que non, pas trop, ayant dans la tête une telle différence que leur question nous fait nous sentir honteux. Il ajoute : Si les Français ne sont pas comme ça, alors il faut qu’ils changent leur cœur. Tous les Syriens ont un grand cœur.
Ils nous offrent des glaces à une sorte de guimauve, merveilleuse. Ils m’invitent à m’installer à l’ombre, parce que le soleil tape trop à ma place. Ils m’offrent un tabouret, derrière le comptoir. Ils sont nombreux, se présentent tous, un sourire aux lèvres si radieux qu’il l’est trop pour être sincère. Et pourtant.
La langue ne paraît plus être un obstacle, bien que sans Aël, nous n’aurions pas lié à ce point. Ils parlent de nous acheter des robes traditionnelles, de nous préparer un repas, de nous emmener sur l’Euphrate.
Un vieux bédouin arrive, une glace à la main. Il en donne une cuillère à Aël, puis à Max. Le vieux bédouin a 80 ans. Max lui dit qu’à 80 ans, on doit en avoir, des histoires à raconter.
Ils nous demandent de faire une photo, je vais chercher le Polaroïd. On se place devant la boutique, pour un beau cliché franco-syrien, digne d’être placardé dans les ambassades. Je prends la photo, elle se révèle. Le vieux bédouin approche, se montre du doigt. Les enfants sont fous. Mahmoud rit, et rit, à chaque chose que l’on dit ou fait, il brandit son pouce. Ils veulent une autre photo, Mahmoud et nous quatre. Je charge Mohamed de la prendre. On en prendra une autre, pour nous. On nous ressert le thé.
L’un dit qu’il devrait envoyer ses cinq fils en France, pour ouvrir des endroits comme ça, où l’on offrirait le thé. Il a les yeux verts.
D’un coup, un autre entre dans la boutique avec une flûte à la main, et nous joue des airs nés sur le sable et les cailloux. Je frissonne. On l’applaudit, lui et sa flûte en PVC. La musique peut jaillir de tout. Ils nous demandent de chanter un chant de France. On réfléchit. Je suggère La Vie en Rose, d’Édith Piaf. On chante. On chante La Vie en Rose à Al-Mansourah, aux confins du désert syrien, à quelques mètres de l’Euphrate, devant un auditoire de bédouins irréel. On refait une photo, on leur donne, peut-être trouvera-t-elle sa place sur un mur de la boutique.
Ils nous proposent de nous emmener sur l’Euphrate. Nous voilà partis. Dans la Kia, deux bédouins avec Aël devant, nous derrière. L’Euphrate nous arrache les yeux. Bleu, large, millénaire. On enlève nos t-shirts, on guette la manière de faire syrienne. Bon, Mohamed se met en caleçon, on peut y aller. On entre dans l’Euphrate, puis on s’y jette. Eux ne savent pas nager, ont peur qu’on se noie. On les rassure. Sensation de fraîcheur incroyable, mais ce n’est pas n’importe quelle piscine, c’est l’Euphrate, fleuve père de l’agriculture, des hommes, fleuve légendaire, dans les mythes comme dans les cours de géo. On ressort de là heureux, conscients qu’aucun d’entre nous n’oubliera jamais cette journée.
Retour à la boutique. Mahmoud nous accueille en riant. On voulait acheter une pastèque, il nous la donne, évidemment. Tout le monde se prend dans les bras, et on reprend la route, certains d’avoir passé là un des moments les plus extraordinaires de nos vies.
Direction Deir ez-Zor, le soleil tape. Les rives de l’Euphrate sont vertes, le contraste avec les plateaux désertiques est saisissant. Les bédouines, enrubannées de couleur, labourent la terre ou rentrent chez elles, en amazone sur des ânes chargés des récoltes de la journée. Note pour plus tard : venir vivre ici et épouser une bédouine. Je passe pour un abruti en leur faisant coucou. On roule. On s’arrête pour marcher sur du sable. On repart.
Arrivée à Deir ez-Zor. C’est un sacré foutoir. Dix fois moins de voitures qu’à Damas, mais des gens encore plus fous sur la route. On croit mourir, ou plutôt, voir la Kia mourir. C’est surtout pour les cyclistes que c’est dangereux. On se gare à côté d’un tas d’ordures. On va réserver l’hôtel puis on se met en quête d’un rétro droit. Pour 100 livres (1,70€), on nous en taille un dans un miroir, un petit coup de mastic pour le fixer, et la main-d’œuvre est comprise.
Direction un resto, vers l’Euphrate. Ça sent la vase et le poisson mort. On rigole nerveusement, on est tous défoncés par la journée. Repas, chicha, eau, on se regare à côté du tas d’ordures, on essaye de conserver nos reins en traversant la rue, et on monte se coucher. Journée irréelle. Et de toute évidence, c’est pas fini.