Le quatrième étage de la fusée Rosalía s’est décroché et a atteint son but, dans le mille, dans le cœur, les oreilles et le cerveau des Terriens. J’ai donc dû reposer mes doigts sur le clavier pour célébrer cet événement majeur avec une nouvelle Song Of The Week ! Après s’être fait découvrir comme espoir d’un flamenco métissé à de la folk avec « Los Ángeles » en 2017 (étage 1), confirmer comme espoir vibrant de la pop internationale en mêlant ce flamenco à du R n’B, servi avec une production très à la pointe, le tout en adaptant un roman occitan du XIIIe siècle, « El Mal Querer » en 2018 (étage 2), consacrer comme créatrice incontournable, véritable boussole pop en investissant et faisant sienne la musique latine dans ce qu’elle a de plus moderne avec « MOTOMAMI » en 2022 (étage 3), Rosalía Vila Tobella devient tout bonnement intouchable avec un disque qu’on peut légitimement qualifier de sacré, le bien nommé « LUX » pour lequel elle s’entourée d’un orchestre symphonique (celui de Londres, dirigé par le chef d’orchestre islandais Daníel Bjarnason) et de sons électroniques ultra-pointus et a mis son extraordinaire voix très devant, dans tous ses états. Rosalía est devenue la référence absolue de la pop contemporaine, celle qui se permet d’être expérimentale, ouverte vers toutes les cultures, adressée à tous. L’anti-Taylor Swift en quelque sorte, ce parangon d’une pop américaine dont l’ambition est de soumettre tous les publics du monde grâce à une musique ultra-calibrée, apparemment fédéraliste et finalement très colonialiste, esthétiquement comme culturellement. Le fait que les écoutes et les ventes de Rosalía talonnent, voire dépassent dans certains pays celles de Taylor Swift est à ce titre très rassurant.
Qui n’a pas frémi en découvrant Berghain. le premier missile envoyé vers nous, pauvres mortels. Pensez-donc ! Avec cette ouverture frénétique de violons qu’on croirait tirée de « L’Hiver » de Vivaldi, puis l’entrée de ce choeur d’opéra allemand s’effaçant pour laisser place à la voix de soprano de Rosalía en mode lyrique, en allemand une nouvelle fois, on n’est vraiment pas en terrain connu. Suit un couplet en espagnol cette fois-ci, puis l’apparition en mode intervention divine de Björk, référence évidente, role model absolu pour l’artiste catalane, avant un final sidérant mettant en scène l’artiste avant-garde américain Yves Tumor qui clame une phrase tirée d’un délire de Mike Tyson « I’ll fuck you till you love me » sur des beats électro impitoyables. Il est d’ailleurs aisé d’imaginer une rythmique techno sur ce morceau, et je suis persuadé qu’elle en entendait les beats dans sa tête en composant Berghain mais elle a eu l’intelligence et la retenue de ne pas les enregistrer. En moins de trois minutes, l’univers complètement inédit créé par Rosalía souffle tout auditeur. On se demande ce que ce truc peut bien être et après trois écoutes, cette construction pour le moins baroque s’impose comme quelque chose de vital, d’incroyablement accrocheur, en trois mots de la pop. Rosalía clame à qui veut l’entendre que « LUX » est un album de pop, et nous rappelle que contrairement au rock, la pop est une musique vouée à être aventureuse, à tout oser. Et si elle n’a pas cette fois-ci décliné une pop chargée de dopamine comme dans « MOTOMAMI » (voir à ce titre la SOTW #239, SAOKO), elle a pourtant su créer une musique empreinte de spiritualité, exigeante, risquée, sur le papier parfaitement anti-commerciale et pourtant si universelle et si accrocheuse. A 33 ans, Rosalía s’est tout simplement imposée comme une musicienne, une compositrice et une interprète faisant partie de l’Olympe de la pop, au même titre que des figures tutélaires comme Björk ou David Bowie. Pas moins.
Le clip, on s’en serait douté, est à la hauteur. Réalisé par Nicolàs Méndez du collectif barcelonais Canada (qui a dirigé et esthétisé la plupart des clips de Rosalía tels ceux de Malamente ou de Pienso en tu mirá (SOTW #170), il colle à la rétine du spectateur autant que la chanson pénètre le cerveau de l’auditeur. En quelques scènes choc où Rosalía s’acquitte de tâches domestiques (repasser, aller passer des examens médicaux, se déplacer dans la rue…) flanquée d’un groupe de musiciens classiques qui ne la lâche pas d’une semelle, le réalisateur parvient à installant une ambiance surréaliste et oppressante bourrée de multiples références à la peinture renaissance, à Walt Disney ou à l’artiste contemporaine Pilar Albarracín, le tout fourmillant d’allégories religieuses. Il illustre le propos opaque de Berghain, titre du nom du mythique et labyrinthique club berlinois, au texte polyglotte évoquant une emprise existentielle et amoureuse (d’un dieu, d’un amant, on ne se prononcera pas). Du grand art.
« LUX » est un album qu’il faut écouter de A à Z, dans l’ordre, à l’ancienne mais aussi comme un opéra. Et l’écoute complète en révèle le sens. En isoler un extrait s’avère tâche difficile même si Berghain et le mutin La Perla (règlement de compte sous forme de valse mexicaine avec classe et humour avec son ex, dont la rupture d’avec icelui semble avoir été un moment difficile pour Rosalía) sont sortis en singles qui rencontrent un immense succès. Le début de l’album est l’un des plus costauds qui nous ait été soumis depuis longtemps… En quatre morceaux invraisemblables, Rosalía décline une vision progressiste unique de la pop qui fera école, forcément. Sexo, Violencia y Llantas, Reliquia, Divinize et Porcelana sont quatre tours de force enchaînés sans temps mort. Si Reliquia (autre single potentiel) compte parmi ses créateurs l’ex-Daft Punk Guy-Manuel de Homem-Cristo, cette chanson foisonnante se rapproche du Jóga de Björk (extrait de son immarcescible chef d’oeuvre « Homogenic » sorti en 1998 et qui mêlait lui aussi cordes et beats électroniques) en faisant tonner en fin de cette jolie ballade un renversant orage de percussions électroniques aussi inattendu que libérateur. On peut aussi citer la bouleversante Memoria où la Catalane s’aventure en portugais dans le fado avec Carminho, figure du renouveau du genre lisboète. Enfin, je vous conseillerai d’acquérir une version physique de l’album, LP ou CD, car on y trouvera trois chansons qui ne sont pas disponibles sur la version streamée, toutes de très haute tenue, dont ce Jeanne composé en français (avec l’aide de Charlotte Gainsbourg pour le texte). Avant une tournée qui promet d’être sensationnelle et qui démarrera le 16 mars 2026 à Lyon, après cet album définitif, on peut se demander où se dirigera Rosalía en étant très confiant, l’aventure en sa compagnie étant, dans la durée, aussi incroyable que passionnante.

