BRISA ROCHE

Une discussion avec Brisa Roché

La plus française des chanteuses américaines, Brisa Roché, nous a accordé une interview pour la sortie de son nouvel album, Father.

L’artiste californienne a débarqué à Paris au début des années 2000 et a débuté sa carrière en chantant dans les clubs de jazz de St Germain des Prés. Depuis, elle a sorti cinq albums solos dans des styles aussi complémentaires que différents. Jazz, pop, rock, reggae, électro, disco, Brisa Roché sait se diversifier tout en gardant un fil rouge propre à son attitude et sa voix. En 2014, elle compose pour la BO du film Yves St Laurent de Jalil Lespert, puis sort Invisible 1, disque aux accents plus électro pop, courant 2016.

Avec Father, son sixième album, elle revient à un style folk très personnel marqué par son enfance tumultueuse passée proche de son père, à la fois poète et dealer. De l’enregistrement avec John Parish à la création de son propre label, on a pu discuter de la production de ce disque gérée du début à la fin par cette artiste qui a décidément plus d’une corde à son arc !

Ton dernier album est beaucoup plus intime que les précédents. Comment s’est passé le processus de composition pour celui-ci ?

Brisa Roché : En réalité, ce n’est pas un album que j’aurais choisi de faire. Intellectuellement je vois ce genre d’album comme un peu trop confessionnel et les histoires de père-fille, c’est un peu cliché comme sujet. Je ne me suis pas dit « Ah tiens, je vais faire un album comme ça ! » En plus, chez moi, ce thème est assez chargé et un peu dark donc je n’ai pas non plus pensé « Tiens, je vais faire un album un peu dark » Du coup, ça s’est passé malgré moi, j’ai écrit, j’ai un peu vomi 8 morceaux en deux semaines. Les textes tout du moins car j’étais en plein déménagement. J’étais chez des gens et tout le monde dormait, je n’arrivais pas à dormir de mon côté alors j’écrivais les morceaux, les paroles dans ma tête, et quand j’en pouvais plus je me levais, je me mettais une lampe torche dans la bouche et j’écrivais les paroles par terre, en espérant pouvoir me rendormir.

Et puis dans un deuxième temps, très naturellement, sans réfléchir du tout, j’ai fait toutes les mélodies et les accords en me disant pas grand chose à part que j’allais laisser les choses se faire spontanément, sans aucune volonté de construction et que j’allais composer la partie musicale comme quand j’étais ado. C’est-à-dire sans chercher forcément les accords compliqués, le pont sublime, juste comme ça venait. Quand j’étais ado je faisais plutôt de la folk, et j’ai ces structures americana dans mon esprit, alors il y a un peu de country qui est venue naturellement et quand j’ai eu tous les morceaux je me suis dit « hum, c’est intéressant ce projet ».

Et puis il y a des choses qui sont arrivées de l’extérieur, le centre Pompidou m’a appelée de nulle part en me disant « On pensait à toi Brisa, tu n’aurais pas un projet americana folk en ce moment ? » et j’étais là « Euh, si ?! » et donc j’ai fait le showcase pour l’ouverture de l’expo Walker Evans. J’y ai aussi parlé d’un rapport possible entre le travail photographique de Walker Evans et mon projet, mais c’est une autre histoire. Tout ça m’a obligé à écrire sur le projet encore plus que d’habitude. Je suis assez instinctive et rapide quand je compose et quand je produis, mais là il y a eu toute une étape d’écriture et de réflexion sur le projet. Et puis il y a eu John Parish qui m’avait dit qu’il voulait produire les morceaux de l’album avec moi, et puis Nick Zinner (NDR : guitariste des Yeah Yeah Yeahs) qui m’a dit qu’il voulait faire les guitares et Jean-Baptiste Mondino qui voulait faire la pochette…

Plutôt beau casting !

BR : Oui et tout ça sans vraiment démarcher. Je me suis dit « Ok, il faut que je fasse cet album. » À ce moment-là on a fait le tri avec John Parish entre les huit morceaux que j’avais un peu boulimiquement composés et plein de compos que j’avais faites dans mon petit studio en Californie quand j’y étais il y a quelques années et qui étaient aussi des morceaux assez maudits. On a pioché dans les deux groupes, enfin, lui il a pioché. Il est très retenu mais quand il a une idée, il y tient. J’ai dû lâcher deux morceaux que je voulais mettre dans l’album à la place de deux autres, mais je me suis dit « bon si je veux faire ce projet avec John Parish c’est pour qu’il ait son mot à dire, moi je peux toujours utiliser ces morceaux ailleurs. »

Il avait écouté mes maquettes, qui sont très proches de la production finale. D’ailleurs, sur l’album, « Can’t Control » est la maquette d’origine. Ce sont des enregistrements guitare-voix, très très simples, et ce sont eux qui ont convaincu tout le monde de faire le projet. Et John Parish voulait garder ce son. Sa patte c’est ce qui est épuré, ça allait bien avec lui. On a eu la volonté, lui et moi, d’essayer de garder l’essentiel et de ne rien rajouter, de rester dans une espèce de sincérité très retenue. Je pense que j’ai moins chanté sur l’album que sur les maquettes. Vraiment, on a fait deux prises voix pour chaque chanson et c’était tout, en restant sobre, naturelle. Pour moi c’était intéressant et c’était un challenge puisque j’ai joué de la guitare sur tous les morceaux. Sur mes albums, parfois je joue de la guitare mais je n’ai jamais fait tout un album où je suis la seule à faire toutes les compositions et tous les arrangements. J’ai toujours un copain qui vient se greffer avec une instru ou autre.

Comme sur le précédent album, Invisible 1

BR : Oui, Invisible 1 c’était tout le contraire. Le but était de collaborer avec d’autres personnes sur chaque morceau. Mais tous mes albums ont au moins la moitié des morceaux qui sont des collaborations. Cette fois-ci c’était moi toute seule, et John Parish. Il y a un moment, ma guitare était fausse et je me suis dit c’est bizarre je viens de l’accorder. Lui il l’essaye, ça sonne parfaitement bien, je la reprends, fausse. Il me dit « qu’est-ce qu’il se passe ? » et j’étais tellement tendue que je tordais le manche (rires). Ça faisait un moment que je n’avais pas enregistré dans un vrai studio.

On sent que c’est très « nu » au niveau de la production. Il y a un côté très pur sur la voix, un peu « vintage ».

BR : Oui, il n’y a presque rien sur la voix, seulement un peu de reverb. Souvent on me propose plein de micros et honnêtement je préfère toujours utiliser un SM57, mais cette fois-ci ils se sont servi d’un micro à ruban sur la moitié des prises et c’est vrai que ça adoucit ma voix, ça lui donne un côté feutré. Il y avait un sens au micro incroyable. John a joué de pas mal d’instruments sur les prises et à la batterie il est incroyable. Mais pas que dans le jeu, il jouait et enregistrait la batterie avec un seul micro, ou deux. C’était « Je vais enfoncer ce micro avec un coussin, ouais c’est bon, ok, on y va. » avec tellement de frappe et de certitude. Et souvent, il faisait de la batterie sur ma prise guitare-voix qui n’avait aucun clic, qui bougeait pas mal. Il a réussi à jouer de la batterie sur ces prises en mouvement, en se souvenant où ça bougeait. Le parti pris était que ce soit pur, direct, naturel, sincère, qu’on ne rajoute rien. Qu’on ne dénature pas cet effet d’intimité, de proximité.

Ça fait longtemps que tu connais John Parish ?

BR : En fait, je l’ai rencontré pour ce projet. Il avait entendu un des morceaux d’Invisible 1, « Lit Accent » via le bassiste avec qui je joue depuis des siècles, Jeff Hallam. Et pour ce même album j’ai eu du mal à homogénéiser tous ces morceaux différents pour avoir un son cohérent alors je suis rentrée en contact avec un masterer à Bristol qui m’avait dit que quand il mastérise un album entier il fait des recherches sur l’artiste. Il a vu que j’adorais PJ Harvey et il m’a dit qu’il travaillait toujours avec elle et John Parish.

Quand j’ai fait les maquettes pour « Father », je me suis dit que je pourrais faire cet album pour vraiment pas cher (ce n’est pas ce qu’il s’est passé). Je me suis dit que ce serait super simple à produire et puis je me suis dit que c’était quand même dur d’imaginer quel niveau de country j’avais envie de mettre : mandoline, banjo, slide guitar et harmonica ou plutôt quelque chose de super épuré avec des lignes de contre basse et des cordes ou est-ce que j’ai envie de faire ça un peu plus indie avec guitare électrique saturée et trémélo ? Je ne savais pas. Je me suis demandé qui saurait quelle dose de country il faut mettre dans ce projet et j’ai pensé à Nick Cave. Je lui ai écrit une super longue lettre juste pour lui demander quel niveau de country dans la prod’ serait le mieux sauf que je n’ai jamais trouvé son adresse. Au même moment on m’a dit que c’était pas Nick Cave qui gérait Nick Cave, c’est je-sais-pas-qui en Angleterre. A cette époque-là le masterer était en train de mastériser un des singles d’Invisible 1. Je lui ai dit que j’avais un projet assez americana mais que je n’arrivais pas à savoir quel niveau de country j’allais mettre dedans, tout en sachant qu’il connaissait John Parish. Et il m’a dit « Ben si c’est John ! Tu veux que je lui envoie tes maquettes ? » Et c’est comme ça que John a eu les maquettes et m’a écrit qu’il voulait carrément faire ce projet, qu’il trouvait ça super intéressant.

Du coup ce n’est plus le projet pas cher que j’avais prévu. Mais je me suis dit qu’il fallait que je le fasse. D’ailleurs j’ai dû monter tout mon label, c’est le premier album que je sors sur mon label de A à Z. Gérer toute la comptabilité, les délais de fabrication et des graphismes, la SDRM et le CD promo, trouver une agence de presse, etc.

Ça donne un côté encore plus personnel à l’album, par la force des choses. D’ailleurs, on a vraiment l’impression de voyager avec toi de chanson en chanson. Engine Off est parfaite pour un roadtrip, avec Blue Light on se voit dans une cabane dans les bois. On pourrait s’imaginer l’écouter en lisant Thoreau ou Emerson (NDLR : auteurs du mouvement transcendantaliste américain au XIXè siècle).

BR : Wow merci ! J’écris de la poésie, my songwriting c’est autre chose. Dans cet album je dirais que l’aspect transcendental c’est plutôt les morceaux que j’avais composés en Californie qui ont cette espèce de otherwordliness (NDLR : dépaysement en français) et dans l’aspect instrumental aussi je dirais. Mais même dans la partie purement country, les morceaux que j’ai écrits à Paris, et spécifiquement sur mes histoires, il y a quand même des paroles que j’ai réussi à écrire en anglais dont je suis très fière. Des mots que j’ai placés qui sont des mots que tu peux pas placer, des rimes qui sont juste trop bien (rires) et je suis contente que tu sois sensible à ça. Même le dernier morceau, celui où mon père parle à la fin, ça va complètement dans ce sens-là. C’est lui qui lit un poème qu’il a écrit. On a rien retouché.

Tous les morceaux parlent de ton père ?

BR : La moitié parle exclusivement des histoires que j’ai eues avec mon père et l’autre moitié est faite des morceaux que j’ai écrits en Californie. Ils ont cette ambiance, ils sont imprimés de cet endroit assez Lynchien mélancolique de mon enfance, de ce vécu rempli de bandits, d’outsiders. C’est le Wild West, avec des gens qui vivent en dehors de la société. C’est perdu, ça s’appelle The Lost Coast, derrière le rideau de séquoias. Les morceaux sont « Cypress », « Fuck my Love » et « Blue Night ». « Before I’m Gone » et « Black Mane » sont deux anciens. Avec John Parish, on a pioché dans tout ce que je sentais être dans la même veine d’écriture. Et il y avait un autre morceau, on a produit un bonus que j’avais écrit en Californie…

Pour revenir à la première question, quel est ton lien avec Walker Evans ?

Brisa RochéBR : Il y a plusieurs liens. Mon père me lisait un livre s’appelant Let Us Now Praise Famous Men qui était une collaboration entre Walker Evans et James Agee. C’était sur les familles pendant la Dépression et mon père me lisait souvent un texte de ce livre là. J’avais évidemment regardé les photos. Le deuxième lien, c’est qu’au moment de l’expo je n’avais que les 8 morceaux qui étaient vraiment des clichés, des snapshots des moments que j’avais passés avec mon père. J’avais cette volonté de les garder très épurés, noir et blanc. Pour moi c’était des moments représentant une certaine dévastation. Il y avait cet aspect très destroy mais aussi lumineux et poétique ou noble dedans, qui aurait pu représenter l’idée de mon père que j’ai. Et tu ne peux pas être plus americana que The Great Depression dans les farmlands et les Appalaches, l’aspect country que j’avais correspondait.

Pour terminer, la question que je pose à chaque fois. Quels disques écoutes-tu en ce moment ?

BR : Rien, absolument rien. Mais aujourd’hui j’avais envie d’écouter un morceau des Wipers que j’adore, « Soul’s Tongue », et plusieurs fois il y a un morceau de The Make Up qui m’est revenu, « We Can’t Be Contained ». J’ai vu une femme africaine dans le métro avec une bouche et des lèvres énormes et j’étais là « We can’t be contained! » (rires). Voilà, ces deux morceaux-là, je ne les ai pas écoutés mais j’ai envie de les écouter.

Father sort le vendredi 25 mai 2018. Il sera disponible sur toutes les plateformes de streaming et en vente chez tous les bons disquaires.