En cette période à l’horizon bétonné, un peu d’évasion procurée par la musique ne saurait se refuser. Et rien de tel pour affoler les sens et agir comme un doudou mental que la folle sampledelia (mot valise désignant un psychédélisme réalisé avec des samples, un collage qui en gros parvient à créer des morceaux originaux à base de multiples éléments prélevés dans des musiques enregistrées de tous genres et de toutes périodes). Lancée à la fin du précédent millénaire par des artistes plus ou moins venus du hip hop comme The Beastie Boys (le séminal « Paul’s Boutique » ) , Beck avec sa décoiffante déclaration d’intentions « Odelay » ou le définitif DJ Shadow, qui avec « … entroducing » grava les tables de la loi du genre. Et aussi The Avalanches… Obscur quintette de Melbourne, Australie, qui après de nébuleux et confidentiels débuts punk, pop et rock proposa en 2000 « Since I Left You », premier album qui ne ressemblait à rien de connu et qui rencontra un vrai succès, critique comme public. Porté par la chanson titre qui fut un single à succès dans les charts partout dans le monde, l’album a été bâti avec plus de trois mille fragments musicaux issus d’une pléthorique collection de disques rassemblée au hasard de marchés aux puces et diverses « garage sales »… Et ces garçons se sont permis de piocher partout, puisant aussi bien dans un obscur rhythm n’blues des années cinquante que dans le Holiday de Madonna, laquelle a, et c’était inédit, accordé son royal accord à se laisser piller sans vergogne par ces jeunes gandins, précédés il est vrai d’une flatteuse réputation. Construit comme un tout, les morceaux s’enchaînent via des transitions dignes d’un DJ expert doublé d’un savant fou. Qu’est-ce qui est joué, qu’est-ce qui est emprunté, difficile à dire et au fond peu importe. Les collages ainsi réalisés génèrent un tourbillonnant maelström musical, créant un psychédélisme d’un nouveau genre, où les expériences sixties et l’efficacité de la house music se fondent.
La suite fut plus ardue après ce coup d’éclat. Il aura fallu seize ans et le départ de trois membres du groupe, réduit au duo composé par Robbie Chater et Tony Di Blasi pour que sorte un second album « Wildflower », qui ouvrait la porte du studio à de nombreux collaborateurs. Quatre ans plus tard, le duo australien sort « We Will Always Love You », voyage cosmique musical inspiré par le destin de l’Américaine Ann Druyan (dont la photo spatialisée illustre la pochette). Epouse d’un astrophysicien, elle avait fourni à la NASA des « golden records », enregistrements qui ont été envoyés dans l’espace au bord de la sonde Voyager pour que d’éventuels extra-terrestres puissent se représenter notre planète en les écoutant. Parmi ces enregistrements, on trouvait les battements de son cœur le jour de son mariage, le cri d’un chimpanzé, le bruit du tonnerre et… Johnny B. Goode de Chuck Berry. Cette science-fiction humaniste et profondément romantique est l’essence même de cet album. Il n’est alors guère étonnant que la voix humaine, samplée ou enregistrée, naturelle ou bardée d’effets, parlée ou chantée, contemporaine ou datant d’il y a soixante ans ou plus soit l’élément le plus en avant de l’album. Et c’est profondément émouvant d’entendre ces voix d’hier et d’aujourd’hui ainsi juxtaposées, nous rappelant que nous allons tous mourir mais nous donnant l’espérance que quelque part nous faisons partie d’un grand tout, que nous resterons à jamais une énergie.
Long album destiné à être écouté d’une traite (vingt-cinq morceaux – ou séquences – enchaînés en une heure et douze minutes) , « We Will Always Love You » présente une grande variété tout en restant très cohérent au niveau du style comme des thématiques. Si les entrelacs de samples divers et variés constituent la matière première des chansons, les voix des nombreux intervenants donnent une couleur particulière à chaque chanson. La lecture de liste complète de ces invités s’avèrerait fastidieuse (mieux vaut écouter et essayer de reconnaître ces voix), mais le casting se révèle parfait. Quelle joie en effet de retrouver la voix veloutée de Sananda Maitreya (nouveau nom de l’idole néo-soul 80’s Terence Trent d’Arby) qui accompagne un sample aérien de la chanteuse folk Vashti Bunyan dans la très émouvante ballade Reflecting Light. Les fabuleuses harmoniques de la guitare de Johnny Marr (the Smiths) se fondent dans l’univers pop de MGMT dans l’ultra-catchy The Divine Chord. Une chorale soul virtuelle enrobe la voix de Perry Farrell (Jane’s Addiction) dans le dansant et primesautier Oh The Sunn ! On retrouve toute la science du mix du DJ Jamie xx sur la très house Wherever You Go, avec basses acid, chorale d’enfants, chœurs africains et les raps de CLYPSO et de la toujours nécessaire Neneh Cherry. On éprouvera le même enthousiasme avec l’excellente Take Care Of Your Dreaming, qui rassemble les talents de l’inclassable Tricky et des rappeurs Sampa the Great et Denzel Curry sur un beat trap vaporeux. Kurt Vile comme Rivers Cuomo de Weezer sont aussi de la partie, formant ainsi la guest list la plus imposante jamais rassemblée sur disque depuis le « Plastic Beach » de Gorillaz et piochant dans maints registres musicaux pouvant paraître antagonistes. Preuve est qu’il n’en est rien et que la musique pop est un tout.
We Go On, qui nous intéresse ici (mais j’aurais pu sélectionner une bonne dizaine de chansons de « We Will Always Love You » ) , est un tourbillonnant carrousel musical bâti sur un sample du Hurting Each Other de Karen Carpenter (tragique star de la variété country pop américaine des 70’s, morte par anorexie à trente-deux ans…) dont la voix a été accélérée sur lequel se greffent les voix de deux invités. Celle, étrange, de Cola Boyy, atypique jeune artiste californien inventeur de la deviant disco et celle éminemment reconnaissable et enjouée de Mick Jones, émérite légende rock n’roll aux édifiants états de service, du Clash à Big Audio Dynamite en passant par Gorillaz. Joyeuse ritournelle entêtante basée sur le sample d’une chanson triste, We Go On accompagne volontiers les moments joyeux et insouciants d’une journée, moments tellement nécessaires, hélas plutôt rares en ces temps sombres, dans le quotidien de tout un chacun. « We Will Always Love You » porte une nostalgie heureuse, diffuse une généreuse empathie qui fait tellement de bien, sachons en profiter !