Je ne m’étais pas encore penché sur « Broken Politics », l’album de Neneh Cherry sorti en 2018, quatre ans après l’élégamment minimaliste et avant-gardiste « Blank Project », album qui avait mis fin à une césure discographique de dix-sept années (un extrait, « Weightless » est la SOTW #17). Tout aussi novateur, peut-être plus accueillant, cet album est l’oeuvre d’une femme d’aujourd’hui cinquante-cinq ans qu’on ne saurait qualifier de vieille gloire à côté de la plaque, et dont la musique est toujours aussi vitale que celle qu’elle faisait il y a trente ans.
De son vrai nom Neneh Karlsson, née à Stockholm d’une mère artiste peintre et d’un père musicien originaire du Sierra Leone, elle est vite adoptée par le nouveau compagnon de sa mère, le célèbre trompettiste de jazz américain Don Cherry. Adolescente très révoltée, elle quitte l’école, sa famille et New York à quatorze ans pour s’installer à Londres alors en plein bouillonnement after-punk, s’acoquine avec divers groupes punk d’avant-garde radicalement féministes comme the Slits ou X-Ray Spex. Sa rencontre avec le producteur Cameron McVey, alias Booga Bear, fera prendre à sa carrière une tournure essentielle. Son premier album « Raw Like Sushi » co-écrit avec McVey est la bande-son de l’Angleterre de 1989, avec des tubes en or massif tels « Buffalo Stance », idéal mix de pop et de hip hop, défiant avec malice Madonna (en beaucoup plus cool) sur son terrain et « Manchild », merveilleuse ballade hip hop aux cordes cinématographiques, dédiée à sa seconde fille qui allait naître (elle chantera « Buffalo Stance » enceinte jusqu’aux yeux à Top of the Pops…) et qui préfigurait le trip hop et Massive Attack. C’est d’ailleurs McVey qui produit « Blue Lines » l’immortel premier album des Bristoliens, pour lequel elle participera aux arrangements et composera « Hymn For The Big Wheel ». Son second album « Homebrew », aux tonalités jazzy et hip-hop est tout aussi bon, comprenant l’impeccablement rock « Trout », en duo avec Michael Stipe de R.E.M. Son troisième album, « Man » sorti en 1995 est celui qui aura le plus de succès, grâce à l’immarcescible « 7 Seconds », duo pop-world avec le chanteur sénégalais Youssou N’Dour, carton énorme en France (N°1 pendant seize semaines, une bagatelle…) et au bluesy « Woman », réécriture du « It’s a Man’s, Man’s, Man’s World » de James Brown chanté avec les tripes et bénéficiant d’un solo de guitare à la texture liquide de Bernard Butler. Une réussite totale, comme la tournée mondiale qui s’ensuivit et à laquelle j’ai eu la chance d’assister aux Nuits de Fourvière en 1996…
Etrangement, ou peut-être pas selon les choix de vie qu’on peut faire, Neneh Cherry s’est alors retirée de la vie publique, est rentrée vivre sa vie de famille en Suède. Elle n’est alors apparue qu’en invitée pendant les dix-sept années qui suivirent. Avec Gorillaz (« Kids With Guns » en 2005), son frère Eagle-Eye, au sein de divers de free jazz suédois (The Cherry Thing). Elle est aussi simple membre de CirKus, groupe familial de reggae soul créé par son époux Cameron McVey (deux albums). La retrouver en 2013 avec la crème des musiciens électro (le duo londonien RocketNumberNine et Kieran Hebden, alias Four Tet) fut donc une divine surprise. Elle continue cette féconde collaboration avec ce dernier aux manettes pour « Broken Politics » enregistré à Woodstock.
Si le très beau premier single « Kong » avec ses profondes basses dub et son piano flottant évoque sans peine le « Teardrop » de Massive Attack (Robert « 3D » del Naja leur cerveau est de la partie…), le second qui nous intéresse ici est plus bagarreur. « Natural Skin Deep » (naturellement à fleur de peau). Introduit par des sirènes de police, des chantonnements et des cornes de brume, un motif mélodique de steel drums antillais installe une ambiance urbaine et tropicale, très dansante, sur un break beat qui nous relie directement au hip hop. Le flow mélodique et très physique de Neneh Cherry démontre si besoin est son indéniable punch et surtout son inimitable swag, resté parfaitement intact. Le break en milieu de morceau contient un sample du « Growing Up » d’Ornette Coleman, replaçant ainsi les racines familiales jazz de Neneh Cherry, laquelle, à son niveau, ne saurait se contenter de faire fructifier un fond de commerce rentable (elle aurait pu décliner « Manchild » et « Woman » à l’infini) mais cherche encore et toujours à innover. On se saurait qu’applaudir à cette belle audace, preuve qu’on peut et qu’on doit toujours se renouveler !
Prise amateur d’un live à Londres, histoire de voir l’énergie communicative de Neneh Cherry sur scène :