Alors que s’apprête à sortir le nouvel album de Cat Power « Wanderer« , premier depuis six ans, je me fais le plaisir de revenir sur le morceau-titre de son album de 2006 enregistré à Memphis, « The Greatest » pour évoquer l’une des personnalités les plus attachantes et les plus troublantes de la musique américaine avec grand A.
Apparue dans le paysage musical d’Atlanta en 1990, Charlyn Marie « Chan » Marshall (elle a pris comme pseudonyme le « Cat Diesel Power » marqué sur la casquette de routier qu’elle portait à ses débuts sur scène) a tout du personnage de roman, avec une enfance errante dans le Sud des USA avec des parents hippies et portés sur la boisson et la défonce, un beau-père témoin de Jéhovah et une grand-mère confite en religion qui lui parle des anges et de Satan, développant chez l’enfant une imagination débridée et quasi-gothique. Elle connait, et c’est important, une épiphanie en voyant à la télévision Aretha Franklin chanter « Amazing Grace » d’une manière si physique que c’en est douloureux. C’est ce qui la poussera elle aussi à chanter. Baladée de lycée en lycée, Chan apprend la guitare de façon autodidacte et monte un groupe, baptisé Cat Power, avec des potes avant tout pour pouvoir se défoncer et se saouler. Vite lassée, elle part pour New York à vingt ans, où son petit ami l’introduit à la scène expérimentale. Elle enregistrera son premier disque, « Myra Lee » avec le batteur de Sonic Youth Steve Shelley. C’est avec son quatrième album, « Moon Pix », enregistré à Melbourne avec Jim White et Mick Turner des Dirty Three que Cat Power, devenue artiste solo est remarquée grâce à la vidéo de « Cross Bones Style », où rayonne sa beauté de garçonne sauvageonne aux mouvements approximatifs, mais bien à elle. Ce hit de poche la convertit immédiatement en chérie de tout un public indie qui trouve dans le minimalisme de Cat Power (souvent elle ne s’accompagne que d’un piano ou d’une squelettique guitare) une vraie résonance. Car la mélancolie de Cat Power (on a même qualifié sa musique de « sadcore ») n’est jamais éthérée. Son jeu, certes minimaliste, est toujours assez viscéral et sa voix toujours très charnelle, Chan Marshall s’attachant toujours à gorger ses interprétations de soul ; elle n’est pas fille du Sud pour rien, elle en a d’ailleurs gardé l’accent. La jeune femme a pour autant toujours autant de démons à combattre, lesquels provoquant des comportements erratiques sur scène, lorsqu’elle la quitte brusquement au beau milieu de morceaux ou quand elle est manifestement trop ivre pour assurer correctement son show.
Avec « You Are Free » en 2003 un pas de géant est franchi. Forte de ses accointances indie rock, elle ose des chansons plus directement rock, convoque sur quelques chansons Eddie Vedder (Pearl Jam) aux choeurs et Dave Grohl (Nirvana, Foo Fighters) à la batterie et se paie le luxe d’arrangements de cordes luxueux signés David Campbell, le père de Beck. D’où des chansons nerveuses telles « He War » ou « Free », mais aussi de sublimes confessions à fleur de peau mais plus élaborées qu’auparavant comme « Good Woman », « Evolution » ou cet évanescent « Werewolf », qu’on retrouve bien placé dans la B.O. des « Etreintes Brisées » de Pedro Almodovar.
Avec ce « The Greatest » qui nous intéresse ici, Chan, apparemment délivrée de ses addictions réalise en 2006 son rêve d’aller enregistrer aux mythiques studios Ardent à Memphis avec des musiciens du cru, vétérans des sessions de soul music ont accompagné Al Green, Booket T. & the MG’s, Aretha Franklin ou Neil Young, comme le batteur Steve Potts ou le guitariste Mabon « Teenie » Hodges. En parant ses chansons fragiles des atours satinés de la soul music vintage, Chan Marshall semble beaucoup plus assurée, elle produit et co-mixe l’album d’ailleurs, et s’autorise des choeurs aériens mais soulful qui rappellent ceux qu’on trouvait dans les chansons des Supremes. « The Greatest », qui ouvre l’album, est une ballade aussi émouvante qu’elle est objectivement jolie, chanson triste sur les espoirs déçus avec ses violons cinématographiques tire-larmes, sa section rythmique ouatée, ses choeurs angéliques, sa guitare noyée de flanger. La voix est quant à elle merveilleuse, le grain boisé et suave de Chan Marshall fait merveille dans cet écrin. Le reste de l’album est à la hauteur avec des chansons soul sexy et dansantes « Living Proof », des fantaisies entraînantes « Could We », « Willie », ou des ballades nébuleuses mais groovy « The Moon », le tout distillant une mélancolie automnale très réconfortante.
Toujours fragile mais combattante, Cat Power a depuis tâté de la pop plus électronique avec « Sun » en 2012, concocté avec le Français Philippe Zdar (Cassius, Phoenix). Aujourd’hui, elle sort d’un long silence (elle a eu un enfant entre-temps) avec ce « Wanderer » revenant aux sources, et comprenant le single écrit avec Lana del Rey « Woman » et une reprise pleine de grâce de Rihanna au piano, « Stay« . Ceux, dont je fais partie, qui aiment Chan Marshall ne sauraient bouder ce retour.