Chanson de la semaine hélas une nouvelle fois en forme d’oraison funèbre, mais comment ne pas rendre hommage à un artiste aussi crucial dans le paysage rock français de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Rachid Taha s’est éteint dans son sommeil le 12 septembre suite à une crise cardiaque, à 59 ans.
Passeur génial entre les musiques traditionnelles du Moyen-Orient et le rock dans toute sa variété, chanteur habité au timbre chaud, caressant et épineux à la fois, homme libre étranger à tout communautarisme, Rachid Taha a toujours été un outsider, qui n’aura connu le succès massif que lors de son concert exceptionnel en 1998 avec deux autres Algériens plus populaires et consensuels que lui en France, Khaled et Faudel, pour le projet « 1, 2, 3 Soleils », quand les reprises des standards « Abdelkader » et « Ya Rayah » résonnèrent dans tous les transistors de France, comme dans ceux du Maghreb.
Né près d’Oran, Rachid Taha émigre avec sa famille à l’âge de neuf ans d’abord dans les Vosges, puis à Rillieux-la-Pape, dans la banlieue lyonnaise. Avec des copains d’usine fans de rock et beurs comme lui, il forme le groupe Carte de Séjour au début des années quatre-vingt, exemple alors unique par ici de rock chanté en arabe qu’on qualifiera de « métissé ». L’étudiant à Lyon que j’étais se souvient avec un grand sourire des fins de soirée dans leur local sur les Pentes de la Croix-Rousse. Et si le principal fait d’armes du groupe aura été son ironique (et un peu naïve) reprise du « Douce France » de Trenet, avec oud et rythmique rock (tollé général de la partie rance de l’Hexagone, exultation de l’autre), Taha fait une rencontre cruciale en la personne de l’Anglais Steve Hillage, ex-baba guitariste de Gong converti à la l’expérimentation world et électronique qui produira le seul album du groupe et permettra au futur artiste solo d’incarner ses visions musicales, lesquelles n’ont jamais rien eu de convenu. C’est avec le troisième album solo « Olé, Olé » en 1996 que le partenariat Taha/Hillage prendra toute son envergure. Nourries des nouveaux sons technoïdes et des rythmiques house, « Indie (1+1+1) », « Nokta », « Kelma » (reprise plus tard par Santana…) et plus encore le très politique « Voilà, voilà » propulseront le public britannique sur le dancefloor, faisant de Rachid Taha le premier artiste français à tâter à l’electro, en la mêlant avec des flûtes et des violons, des ouds, des bendirs et des crépitements de derbouka, s’alignant aux côtés des stars internationales du genre comme Leftfield ou Moby.
Une fois l’electro bien installée par ici, Rachid Taha surprend une nouvelle fois son monde avec « Diwân », recueil de reprises de chansons arabes pensées comme le pendant du « Rock n’Roll » de John Lennon. Y figure ce qui restera son plus gros tube, sa version de « Ya Rayah » (celui qui s’en va), classique chanson chaâbi de Dahmane el Harrachi, sortie en 1973 et que ses parents écoutaient en boucle. La version de Rachid Taha est très respectueuse de l’original et connait pourtant un succès remarquable, devenant un vrai « dancefloor classic », ce qui se vérifie encore vingt ans après. Ce qui lui permit d’intégrer le projet « 1,2,3 Soleils » l’année suivante puis de remplir les salles en solo. Fort de ce succès, Rachid Taha aura toute latitude pour mener à bien son nouveau projet, le très dense « Made In Medina » enregistré entre Londres, Paris, le Maroc et la Nouvelle-Orléans. Mis en son par l’essentiel Steve Hillage, comptant les collaborations de Galactic, groupe funk de New Orleans et du musicien nigérian Femi Kuti, l’album cherche à mettre l’auditeur en état de transe. Transe electro, gnawa ou vaudou peu importe, mais l’effet est maximal. Comme dans ce « Barra Barra » introductif.
Dès l’intro, un riff de guitare bien électrique s’immisce au beau milieu de l’ambiance hypnotique générée par l’oud, la derbouka et les youyous avant qu’un piano martelé presque house sera appuyé par une section rythmique rock en béton, et l’arrangement se complexifie avec touches synthétiques et guitares. On est là pour danser, on est là pour s’oublier et c’est d’une totale efficacité. La montée en puissance de cet ostinato renverse tout sur son passage. La voix de Rachid Taha, d’abord cantonnée dans un registre grave et feulé grimpe d’un octave en fin de morceau, participant à l’inexorable ascension jusqu’au climax. Et si l’ensemble de « Made In Medina » est à l’avenant et restera comme la réussite artistique la plus flagrante de son auteur, « Barra Barra » est le bien beau sésame de cet appel à la transe qui reste toujours et c’est heureux instantané et mémorable. Les concerts qui s’ensuivirent furent torrides et mirent en avant la bête de scène qu’était Rachid Taha.
Si les disques qui suivirent « Made In Medina » furent un ton en dessous, on peut quand même citer le très bon « Tékitoi » en 2004, où Rachid Taha se vit offrir les services désintéressés mais admiratifs de rien moins que Mick Jones (guitariste de the Clash) et Brian Eno, lesquels ont collaboré sporadiquement avec lui depuis. Rachid Taha devait fêter en octobre et en grande pompe les vingt ans de « Diwân » sur la scène de l’Opéra de Lyon, sa ville, avec orchestre symphonique et sous la houlette de Steve Hillage. On ne peut que se lamenter car ce beau projet ne se fera donc jamais. RIP Rachid !