Detroit. Michigan. Automne 1968. Un vent de révolution souffle sur la jeunesse américaine, fatiguée de voir ses frères se faire décimer au Vietnam. Les quartiers noirs sont en ébullition, des émeutes raciales frappent la plupart des grandes villes des États-Unis. Le « summer of love », qui prit fin douze mois plus tôt, paraît à des années lumières du climat de tension qui règne aux quatre coins du pays. C’est sur la scène du Grande Ballroom, le soir d’Halloween, que cinq jeunes chevelus vont graver la bande son de cette période apocalyptique. Dans un bazar sonore foudroyant, chargé d’électricité, le MC5 va sonner le glas de l’immobilisme et faire sa propre révolution. Le public est chaud comme une baraque à frites. Hippies, aficionados de soul, fans de hard rock ou de blues, tous sont réunis pour voir le groupe le plus politisé du moment improviser « une solution » à tous leurs problèmes à grands coups de distorsion et de riffs sauvages. Le speech de Rob Tyner galvanise la foule. Le chanteur lâche les chevaux sur « Ramblin Rose », un hymne soul à deux accords, burné à souhait. Le groupe repart encore plus énervé avec « Kick Out The Jams », hymne punk par excellence, dont la simplicité déconcertante continue d’inspirer les rockers du monde entier. Sorte de transe hard rock de moins de trois minutes, introduite par un Rob Tyner des plus virulents, cette chanson symbolise à elle seule l’essence du Motor City Five : un rock simple et révolté, plein d’énergie, qui va droit dans le mille, trouvant ses racines aussi bien dans le garage prolétaire que dans la soul music locale. L’influence des chanteurs afro-américains, James Brown en particulier, est évidente. On la retrouve aussi bien dans le vibrato de la voix de Tyner que dans son jeu de scène survolté. Il peut compter sur deux fantastiques guitaristes, Fred « Sonic » Smith et Wayne Kramer, qui ne mettront pas longtemps à devenir les héros de l’avant-garde punk, par leur jeu complètement décomplexé et leur style clairement direct (« Rocket Reducer No. 62 ( (Rama Lama Fa Fa Fa) », « Starship »). Sur scène, c’est la guerre permanente, les deux compères s’échangent des solos tonitruants, maltraitant leur guitare pleine de fuzz comme personne n’avait encore jamais osé le faire. Kramer beugle son blues (« Motor City Is Burning ») dans un vacarme parfois difficilement audible. La presse n’accroche pas. La maison de disque Elektra reste sceptique, et fera son maximum pour policer le son du groupe au maximum sur son album suivant. Pourtant, « Kick Out The Jams » reste l’un des albums live les plus marquants de l’histoire du rock. Un monument d’adrénaline dont on ne se lasse pas.
Année : 1969
Origine : États-Unis
Pépite : « Kick Out The Jams »
Eat : Steak de bison
Drink : Tequila Redbull
Se dire fan de rockn’roll sans pouvoir blairer Motörhead, c’est un peu comme aimer les hamburgers tout en prétendant être allergique aux pickles. Ça n’a pas de sens. Pourtant, nombreux sont ceux qui voient dans le groupe de Lemmy Kilmster une affreuse bande de rednecks anglais vêtus de cuir, aficionados d’un hard rock primitif, vénérée par des hordes de bikers machos et d’adolescents prépubères avides de jeux de rôles. Cette vision simpliste et socialement dégradante du plus grand groupe de hard rock de tous les temps ne m’intéresse guère. Motörhead, qu’on le veuille ou non, est bien plus grand que tous ces snobs complexés. Rien qu’en jetant un coup d’œil à la pochette d’« Ace of Spades », on se dit que ce groupe là n’est pas tout à fait comme les autres. Trois brigands, fringués tout en noir, debout sur un tas de sable. On se croirait dans un Western de Sergio Leone. Pourtant, ces trois loubards sont bel et bien Britons, et la photo a été prise à Barnet, un coin paumé au nord de Londres. Enregistré en tout juste un mois, « Ace of Spades », ou l’as de pique, en anglais, est l’album le plus solide du power trio. Arrivé dans les bacs en novembre 1980, il annonce la vague heavy metal qui envahira les ondes radio et les cours de lycée tout au long de la décennie. Pourtant, Motörhead n’est pas un groupe de metal à proprement parler. Lemmy, dont la descente de Jack Daniels et la consommation de clopes affolent la presse, est un bassiste qui a fréquenté le Swinging London des sixties dans son adolescence. Fan de blues anglais et de rock psychédélique, genre qu’il a copieusement exploré avec son projet antérieur, le supergroupe Hawkwind, le musicien inventera à lui seul un nouveau genre : le speed rock. En utilisant sa basse comme une guitare, directement branchée dans un ampli Marshall plein d’overdrive, Lemmy explore de nouveaux territoires, sombres et puissants. Sur ce quatrième album, le combo semble enfin avoir trouvé la formule gagnante. Comme sur « Overkill » et « Bomber », les morceaux défilent à toute vitesse, tel un roadster lancé à balle sur l’asphalte. « Ace of Spades », « Fast And Loose », « Love Me Like A Reptile », les titres sont équivoques. Motörhead distille un rockn’roll teinté de blues conçu tout spécialement pour les rebuts, les losers, les laissés pour compte. A la différence des punks, les musiciens du groupe n’ont pas fréquenté d’école d’art. Moins porté sur le folkore champêtre que ses concitoyens métalleux, Motörhead reprend les codes nihilistes des légendes des sixties. Le trio ne fait pas dans le glamour et imposera tout de même son style avec une certaine classe. En effet, personne jusqu’alors ne s’était efforcé de rendre hommage aux roadies, groupies, et autres grands oubliés de ce grand cirque qu’est le monde du spectacle. Hymne au tempo supersonique et au refrain fédérateur, « (We Are) The Road Crew » reste un des plus grands morceaux de ce groupe aux vingt-trois albums studios tous aussi rugueux les uns que les autres. Du lourd, très lourd.
Année : 1980
Origine : Royaume-Uni
Pépite : « (We Are) The Road Crew »
Eat : Sausage roll
Drink : Jack Daniels sans glace
En Norvège, les années 1990 ont été marquées par trois faits majeurs : le non au référendum pour rejoindre l’Union Européenne, les Jeux Olympiques d’hiver de Lillehammer, et l’éclosion de Turbonegro, groupe de punk atypique, à l’origine d’un culte poussant des milliers de têtes brûlées à porter une veste en jean au couleur de leur formation préférée sept jours sur sept peu importe la saison. Turbonegro, c’est d’abord un concept : le death punk, une musique sale chargée de clichés du rock des années 1970, jouée par une bande de scandinaves travestis en marins homosexuels. Grâce à cette marque de fabrique peu commune, les cinq vikings trouvent un certains succès dans le circuit punk underground européen. Ils ne leur manquent que la conquête de l’Amérique pour dominer la scène rock underground internationale. C’est chose faite en 1997, avec « Apocalypse Dudes ». Sous sa pochette sombre se cachent treize hymnes punk acides et plein de second degré. Les hostilités démarrent sur « Age of Pamparius », un hommage poignant à une pizzeria d’Oslo, croisement impossible entre AC/DC et les Ramones. Euroboy, armé de sa Gibson Les Paul, se prend pour James Williamson des Stooges sur « Selfdestructo Bust ». Mais ce sont les paroles de Hank von Helvete, version overweight d’Alice Cooper, qui font l’originalité de Turbonegro. Porté sur la déconnade et le tragi comique, le frontman à la voix rauque et au chant pas toujours juste fait dans la poésie romantique : « Rock Against Ass », « Don’t Say Motherfucker, Motherfucker », « Zillion Dollar Sadist ». Les chansons sont efficaces, reprenant tout ce qu’il s’est fait de mieux dans le rock américain (« Prince of the Rodeo », « Good Head »). On pense aux Dead Boys, à Kiss, à Circle Jerks, voire même à Black Flag. Avec leurs frères scandinaves de Gluecifer et The Hellacopters, Turbonegro va replacer la Scandinavie sur le planisphère rock. Grâce à « Apocalypse Dudes », les cinq marins maquillés comme des voitures volées vont taper dans l’œil des plus grands, de Jello Biaffra à Josh Homme. Queens of The Stone Age sortira d’ailleurs une reprise de « Back To Dungaree High » en 2001. Turbonegro continue sa route aujourd’hui, avec un nouveau chanteur. Et s’il n’a plus la fougue et le talent qu’on lui connaissait il y a vingt ans, il reste un monument du punk européen. Allez faire un tour dans le quartier de Sankt Pauli, à Hambourg, lorsque tous les Turbojugends (les mythiques fans clubs du quintet) se donnent rendez-vous une fois par an. Vous comprendrez alors l’importance culturelle cette belle bande d’allumés.
Année : 1997
Origine : Norvège
Pépite : « Age of Pamparius »
Eat : Bagel saumon
Drink : Vodka pomme