Béthléem

Chroniques du Levant : La Palestine (janvier 2017) – Jour 4

Voilà le topo. On avait envie de voir la Palestine. De nos propres yeux. On voulait se faire une idée de ce bordel qu’on nous enseigne en classe, qu’on lit dans les journaux, qu’on voit à la télé. On voulait mettre des images sur ces noms qu’on connaît sans les connaître. Jérusalem, Bethléem, Jéricho, Hébron, Naplouse. Ces noms qui peuvent faire rêver, ou bien faire peur, évoquer la lumière divine, les Orients mythiques, mais aussi les Croisades, les jets de pierre, les murs.
Et l’occasion était trop belle. Notre pote Aël revenait d’un long voyage depuis la Chine. Il était donc dans le coin, et on s’est donné rendez-vous à Jérusalem, en janvier 2017.

7 janvier 2017

Aujourd’hui direction Bethléem, à quelques kilomètres au sud-est de Jérusalem. Notre première véritable incursion en Cisjordanie. Lieu de naissance du Christ d’après les Évangiles, Beit lehem en arabe est une ville d’environ 30 000 âmes, sous administration palestinienne.

Avant de partir, petit déjeuner sur la terrasse de l’auberge, grand ciel bleu. On apprend que c’est la Noël orthodoxe depuis hier, et que Bethléem risque d’être remplie de pèlerins et de cars de touristes. Qu’à cela ne tienne, on y va quand même. Au pire, ce sera rigolo.

To Bethléem

On file à pied à la gare routière de Bab al ‘amoud et on grimpe dans le bus 234 pour Bethléem. Autour de nous, pas mal de Palestiniens mais aussi d’autres touristes. On sillonne les environs de Jérusalem et on commence à apercevoir le mur. Commencée il y a bientôt vingt ans, cette aberration géographique et éthique sépare les territoires israéliens (dont les colonies) des quartiers palestiniens.

On arrive dans Bethléem, ville à flanc de collines extrêmement vallonnée. Je ne m’attendais pas à un tel relief. On descend du bus et des chauffeurs de taxi commencent à nous démarcher. Aël discute, négocie, on nous souhaite tout de suite la bienvenue à grands coups de sourires. Là encore, le contraste est sans appel.

On finit par atterrir dans la voiture d’Ahmad, Palestinien souriant à la moustache blanche, qui propose de nous emmener voir le mur, malheureusement devenu une nouvelle attraction touristique, notamment depuis le passage de Banksy qui y a laissé quelques pochoirs bien sentis. On s’arrête devant le mur. Qu’est-ce que c’est haut. Aussi loin que nos yeux peuvent voir, on l’aperçoit qui serpente à travers les collines. Quand on est au pied, on réalise à quel point c’est haut. À quel point ça annihile toute possibilité d’horizon. À quel point ça ségrégue. On se demande comment on peut grandir ainsi parqués, encerclés, sous les jumelles des miradors, et la silhouette menaçante des barbelés.

On prend quelques photos, on passe au Banksy Shop, étrange fruit de la commercialisation de cette horreur, puis on repart. On passe devant la Clé du retour, immense monument en forme de serrure surmonté d’une clé qui symbolise l’espoir du retour à la terre de Palestine. Les murs sont recouverts de visages de martyrs, de noms d’enfants, de pochoirs d’Arafat et de message de paix, ou de colère.

Ahmad nous laisse près de Manger Square, place au nom étrange et rigolo qui jouxte l’Église de la Nativité. Des flots de touristes entrent et sortent du lieu saint, beaucoup de Russes et autres chrétiens orthodoxes. Tous ces gens arrivent par cargaisons de bus, descendent sur la grande place, passent faire un bisou à Jésus, achètent une babiole et puis repartent, peut-être sans voir le mur, les colonies qui cernent la ville, peut-être sans réaliser l’étranglement de tout un peuple.

L’église est tellement bondée qu’on n’essaie même pas d’aller voir la Grotte de la Nativité. Ça représenterait au moins trois heures de queue. Du coup, on part se balader dans la ville, on déambule dans le souk, dans les ruelles commerçantes. Fruits et légumes gigantesques, épices, vêtements.

L’ambiance est légère, détendue, c’est agréable d’être là. On achète des mandarines.

Dans une petite ruelle, pas loin de la Nativité, on croise un groupe d’enfants qui nous fonce dessus tous sourires dehors. On se présente, et dès qu’elles entendent mon nom, les fillettes se mettent à scander, « Abel, ya ya ya ! Abel, ya ya ya ! » J’envisage brièvement une carrière de président, avant de me souvenir que les enfants ne votent pas.

Galvanisés par ce plébiscite, nous reprenons nos déambulations. On passe devant la Fontaine de la Paix, sorte de mauvais bac en béton en forme d’étoile, fendu, cassé, sans eau qui sort des robinets. Un type assis dessus fume une clope, histoire de définitivement ruiner le symbole.

On entreprend de se trouver une petite chicha pour grignoter nos raisins secs. Un type entre deux âges à qui on demande, demande lui-même à deux jeunes types qui lèvent la tête et nous indiquent le 3ème étage d’un immeuble. Voilà pourquoi on ne trouvait pas de chicha dans les rues, ils les planquent en altitude.

On prend un ascenseur délabré et poussif et on arrive au salon de chichas qui jouxte un Master Gym, salle de sport dont le nom rappelle les pires heures de la télé-réalité. On s’attable, on commande trois thés, trois chichas, et on commence à être pas mal.

La large salle est vitrée sur toute sa longueur, et à travers les carreaux poussiéreux filtre une douce lumière vaporeuse. Match de foot à l’écran, pas une seule femme dans la salle.

Après un long moment à glouglouter sur nos tuyaux, on redescend dans la rue. Il va être l’heure de repartir si on ne veut pas rater le dernier bus pour Jérusalem. On aura quand même réussi à visiter Bethléem sans voir la Grotte de la Nativité et en snobant presque tous les autres lieux chrétiens. Petite exception pour les statues de Saint-Jérôme, patron des traducteurs (big up) (parce c’est mon taf), qu’on a vues dans le cloître arrière de la Nativité.

On s’achemine vers la gare routière à pied en longeant le mur jusqu’au checkpoint, qu’on traversera aussi à pied. Même fureur impuissante et même indignation face à la palissade bétonnée de huit mètres de haut. Huit mètres, c’est vraiment très haut.

On arrive au checkpoint et là, grande surprise. Ce n’est pas une guitoune genre péage où on défile à la queue leu leu, mais un immense hangar à bestiaux dans lequel on entre par des couloirs de tôle, et où on circule dans des serpentins en métal scellés dans le sol, parqués comme du bétail qu’on envoie à l’abattoir. Ou comme à la piscine, si on veut pas faire dans le pathos.

Le grand hangar est vide, mais on l’imagine le matin, bondé ras la gueule de Palestiniens las qui attendent leur tour, qui attendent qu’un gamin de 18 ans armé d’un M16 daigne leur accorder un regard et le droit d’aller bosser pour survivre (car beaucoup de Palestiniens habitent d’un côté du mur mais travaillent de l’autre). Et d’ailleurs on les voit, ces Palestiniens las, mais qui rentrent du boulot. Ils arrivent de Jérusalem ou d’ailleurs, tous équipés d’un petit sac plastique noir contenant leurs effets personnels, qu’ils déposent machinalement sur le tapis roulant avant de passer sous les portiques de sécurité. Surtout ne pas sonner. Nous, nous sonnons. On oublie nos clés, nos cartes magnétiques, nos montres, et le type qui nous avait vu arriver ne nous regarde même pas quand le bip retentit. Mais si eux ils sonnent, on peut imaginer que ce ne sera pas la même.

En fait, c’est comme à l’aéroport. C’est comme à l’aéroport sauf qu’à l’aéroport tu prends l’avion et puis tu te casses. Alors que là, tu restes. Là, tu peux pas sortir. C’est comme prendre l’avion tous les matins et tous les soirs, sauf que tu vas nulle part. Et que les tours de contrôle, c’est toi qu’elles surveillent.

On monte dans le bus 234, et on rejoint le centre-ville de Jérusalem. Contrairement à hier soir, les rues sont totalement bondées. C’est la fin du shabbat, tout le monde est à nouveau dehors. On va se mettre un petit sandwich pita chez Adrian Brody, une petite pinte chez Gisèle (où nous avions mangé hier soir), on se fait même payer des shots par la patronne.

On n’a qu’un regret en quittant cette ville demain, c’est de ne pas avoir pu davantage rencontrer cette jeunesse israélienne. Comment vivent-ils ? Que pensent-ils de cette situation ? Sans doute l’objet d’un prochain voyage.

On rentre se pieuter. Demain on retourne chez les Arabes, mais ceux de la côte.