Les nouvelles ne sont pas bonnes vues de l’Occident. Mais je crois beaucoup en la notion de point de vue, pour ce qui est des informations. Là-bas, la vie continue. C’est ce que me dit Salia, c’est ce que me dit Tristan. Je ne réalise pas vraiment que je pars là-bas. Et je ne réalise pas non plus l’ampleur de cette ville, son intensité. Nous irons voir les derviches, le sphinx, les marchés, en logeant dans un appartement sur le Nil. Allons-y.
2 février 2014
Je vais déjeuner à l’Institut français avec Tristan. En attendant, je me balade et traverse une ruelle. Un gamin arrive derrière moi en vélo avec de la musique à fond et me crie Money, money, money, money, comme un aliéné, sans s’arrêter. Je repense à ce que m’avait dit Tristan, à cette époque de la révolution où la police avait trop peur pour faire régner l’ordre, et où le Caire était truffé de bandes d’enfants de huit ans qui faisaient la loi. Je commence à très légèrement paniquer, je lui dis que non, Khalass, no money, et il finit par s’en aller quand on atteint la rue principale. Faut vraiment que j’arrête avec les ruelles.
Je retrouve Tristan. Il me fait visiter l’IFAO (Institut Français d’Archéologie Orientale) dont il a longtemps été le directeur au Caire. C’est un ancien palais royal reconverti en centre de recherche après maints changements de propriétaire et maintes reconstructions. Puis on va boire un jus de fruit sur une terrasse pleine de mouches et on file manger du poulet au basilic à la cantine de l’Institut. Tristan me raconte des histoires, on parle de voyage. Il me raconte cet instant au Yémen, lorsque depuis le sommet d’une tour où il fumait une chicha avec un ami, il a vu la courte pluie de mousse prendre fin, l’énorme soleil se coucher, et l’appel à la prière résonner dans les rues de terre sèche. Il me dit qu’il n’a jamais été à Samarcande mais que c’est au programme.
Nous nous séparons et je retrouve Salia. Nous prenons un taxi pour la mosquée Ibn al Tulun. Encore une fois, nous sommes seuls, absolument seuls. Le type des chaussures ne garde pas nos chaussures comme d’habitude, mais il nous enfile d’étranges housses à chaussures sur les chaussures. La mosquée est magnifique, un peu ternie par les siècles mais magnifique. L’absence totale de tourisme et l’état désastreux des finances du pays n’encouragent pas spécialement la restauration des monuments. Nous montons au sommet du minaret, 46 mètres de haut, vieux de plus d’un millénaire. Je gravis les fines marches quatre à quatre, espérant arriver en haut à temps pour entendre résonner la ville au son de l’appel à la prière. À mi-chemin, j’entends le premier muezzin qui entonne son appel. Je cours de plus belle, entre les deux murs qui me cachent la vue. Je débouche à l’air libre, et là c’est le choc, essoufflé. Toute la ville est sous mes yeux, moi qui suis perché à 50 mètres de haut, et je tourne autour du minaret, sur son étroite plateforme, les yeux et les poumons haletants. 360 degrés d’un panorama hallucinant : de la Citadelle de Saladin jusqu’aux pyramides. C’est donc à ça que s’adresse un muezzin cinq fois par jour.
On redescend, les jambes tremblantes. Mais le type a poireauté en bas du minaret, la clé à la main. Un petit bakchich s’impose. Est-ce que ce type emmène sa femme regarder les étoiles quand le muezzin dort ? Moi je le ferais.
On part d’Ibn al Tulun, direction chez Mina, à Zamalek. Mina me donne les livres qu’elle m’avait promis et nous offre le thé. Nous rentrons passablement cassés. Demain, un autre jour.