David Bowie

SOTW #235 : Panic in Detroit, David Bowie

Alors que se mettent en place diverses célébrations du soixante-quinzième anniversaire de la naissance de David Bowie (opération Bowie 75), allant des pop-up shops à Londres et New York à la mise en lumière d’archives inédites et de rééditions version Deluxe de certains  albums, alors que vient de décéder le fameux photographe Mick Rock (son vrai nom) qui a magnifié l’artiste durant toute la période Ziggy et dirigé des vidéos comme celles de Life On Mars ? (ah… Le costume bleu glacier et l’image surexposée…), John, I’m Only Dancing ou The Jean Genie (ah… Bowie en blouson de vinyle étriqué tapinant sur les trottoirs de L.A. avec la délicieusement sexy Cyrinda Foxe…), je me penche à nouveau sur de mes chansons préférées de l’idole. Après tout, je n’ai pas écrit sur mon artiste favori de tous les temps depuis sa mort en janvier 2016. Mort trivialement physique, tant l’œuvre de David Bowie continue de m’accompagner à chaque instant avec toujours autant d’intensité.

Et de l’intensité, il en déborde tout au long de Panic In Detroit, bombe sonique et l’une des cimes d’« Aladdin Sane », premier album de Bowie enregistré alors que celui-ci est devenu une star. Enregistré ça et là pendant les pauses des éreintantes et triomphales tournées britanniques et américaines qui ont suivi le succès de « The Rise And Fall Of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars » entre mi-72 et début 1973, « Aladdin Sane » ne sonne pas pour autant décousu, mais offre une variété cohérente et surpuissante, sans doute grâce à ce merveilleux groupe qu’étaient les Spiders, lesquels n’ont jamais aussi bien joué qu’à la fin 72 tant ils étaient affûtés et reliés comme par télépathie après avoir assuré tant de concerts. Mick Ronson pouvait alors légitimement être considéré comme le meilleur guitariste de son temps et les Spiders ont énormément gagné quand Bowie a incorporé au groupe le pianiste Mike Garson, New-Yorkais venu du jazz dont le jeu affolant a radicalement modernisé le glam rock et a permis à Bowie de se tourner vers l’expérimentation. « Aladdin Sane » pourrait être sous-titré « Ziggy goes to America ». Le doppelgänger prend alors le dessus sur l’artiste, car c’est bien Ziggy la star et non pas David Jones alias Bowie qui restait sur le côté, observant méticuleusement le freak show et faisant son miel du spectacle pour composer des chansons souvent paranoïaques et apocalyptiques, toujours formidables. Après « Ziggy Stardust », intrinsèquement anglais avec ses délicats arrangements de cordes et son fabuleux sens de la pop, Bowie avait envie d’emphase, avec plus de cuivres, plus de chœurs, plus d’électricité, plus de drame, plus de rock… En quelque sorte, il voulait en découdre avec les Stones (obsession qui durera jusqu’à « Diamond Dogs » en 74). C’est évident avec le morceau qui ouvre l’album Watch That Man, avec le riff impérial et les solos mal peignés de Ronson, ce piano post boogie-woogie, ces cuivres pétaradants et ces puissants chœurs féminins, la voix de Bowie étant noyée dans le mix, comme l’était celle de Jagger dans les morceaux les plus rock du moite « Exile On Main Street » (1972). On trouve aussi une reprise ouvertement sexuelle, pyrotechnique, extravertie au possible du sage single des Stones Let’s Spend The Night Together. Cracked Actor est un boogie pervers et impitoyable dégoulinant d’électricité grinçante mettant un scène un acteur vieillissant essayant de séduire (voire plus) une groupie.

Panic In Detroit, dernier morceau purement rock de l’album s’éloigne un peu du style Stones pour s’approcher de celui d’une autre influence majeure de Bowie, Iggy Pop et the Stooges. Porté par un riff de guitare monstrueux doublé de wah-wah, le groupe part dans un groove tribal à la Bo Diddley, les doigts du bassiste Trevor Bolder se promènent sur le tout le manche et asseyent la mélodie, la batterie tout en cymbales rageusement frappées par Woody Woodmansey est enrichie par les congas et percussions jouées par l’ami d’enfance Geoffrey McCormack, alias Warren Peace, qui allait partager les errances américaines de Bowie, mais aussi ses aventures musicales jusqu’en 76. D’une voix de gorge aiguë et un poil affectée, Bowie raconte sa rencontre avec une figure qui ressemblait beaucoup à Che Guevara, installant ainsi un glamour mêlant rock et activisme politique d’extrême-gauche très de son temps (Bowie se plaçant ainsi parfaitement dans le Zeitgeist, en ces années du mouvement Black Panthers et de la bande à Baader, quand le poster du Che commence à orner tous les murs des adolescents occidentaux). « The only survivor of the National People’s Gang » de la chanson étant en fait un camarade d’école devenu dealer d’envergure qu’il avait revu à New York. Bowie s’inspira aussi des souvenirs des émeutes de Detroit en 67 que lui avait racontés Iggy Pop. Le tout pour créer une dystopie exaltante riche en métaphores et cut-ups à la Burroughs, style d’écriture que Bowie continuera à développer jusqu’à la fin. Le chant félin et sensuel de Bowie ajoute un côté très sexy à l’ensemble quant au final, il est dantesque. Les crépitements de percussions, les chœurs soul et furieux de Juanita « Honey » Franklin, Linda Lewis et McCormack peinant à contenir la guitare distordue en fusion d’un Mick Ronson inspiré comme jamais. On ressort pantelant de cette écoute, comme ayant l’impression d’avoir assisté à une cérémonie vaudou ou de se trouver au beau milieu d’une guerilla urbaine. Panic In Detroit figurera dans la setlist de plusieurs tournées mais Bowie n’a jamais réussi à recréer la tension incendiaire de cette version studio. Il tentera aussi d’en faire une version urgente et new-wave pour un show TV en 1979, version à l’intérêt tout relatif qu’il laissera de côté et qui ne verra le jour que comme bonus de « Heathen » en 2002.

« Aladdin Sane », album phare du glam rock et où l’on trouve les chansons les plus clairement rock n’roll de David Bowie ouvre également grand la porte à l’expérimentation. Bowie avait Roxy Music dans le viseur, groupe à la musique rétro-futuriste extrêmement sophistiquée qu’il admirait et jalousait. Ainsi, le single Drive-in Saturday et la version de The Prettiest Star (qu’il avait déjà sortie, dans une version plus soft avec Marc Bolan à la guitare en 1970) ont une saveur doo wop très fifties sans sonner nostalgiques, Time combine le cabaret Mitteleuropa de Kurt Weill et Bertolt Brecht avec les torrents d’électricité rock n’roll de la guitare (fabuleuse) de Mick Ronson, Lady Grinning Soul est une ballade hispanisante à la mélodie cotonneuse d’une rare beauté. Enfin le morceau titre exhale une mélancolie vénéneuse et rétro où explose l’invraisemblable solo de piano flirtant avec le jazz atonal et la musique latine de Mike Garson, lequel reconnaît qu’aujourd’hui encore que c’est de cette immarcescible pièce musicale vraiment décoiffante qu’on veut encore et toujours l’entretenir. La photo de Bowie qui orne la pochette, signée Brian Duffy reste son image la plus forte avec cet éclair rouge et bleu sur le visage, ses cheveux roux gelés et la goutte de mercure dans la clavicule. A vingt-sept ans, il devenait ainsi la star totale qu’il ne cessera plus jamais d’être…