Les nouvelles ne sont pas bonnes vues de l’Occident. Mais je crois beaucoup en la notion de point de vue, pour ce qui est des informations. Là-bas, la vie continue. C’est ce que me dit Salia, c’est ce que me dit Tristan. Je ne réalise pas vraiment que je pars là-bas. Et je ne réalise pas non plus l’ampleur de cette ville, son intensité. Nous irons voir les derviches, le sphinx, les marchés, en logeant dans un appartement sur le Nil. Allons-y.
1er février 2014
Ce matin, je me rends au musée national égyptien, celui avec Toutankhamon dedans. Salia me fourre dans un taxi, et yallah. Le musée est situé juste derrière la place Tahrir. Je présente mon passeport à un militaire et je m’avance dans une allée bordée de tanks. Des barbelés et des palissades en béton bordent le corridor qui donne accès au musée. Tout ça paraît irréel. Ambiance de guerre civile sous ciel bleu, sans un bruit ni une once d’agitation autour. Un Japonais se fait prendre en photo devant un tank. Je laisse mon appareil photo à la consigne et j’entre.
Le musée est comme me l’avait dit Tristan, un capharnaüm. Il y a tout. Pas simplement les plus belles pièces, triées sur le volet, mais absolument tout. Certaines pièces ne sont pas encore déballées, d’autres sont encore dans des caisses en bois, beaucoup n’ont pas d’écriteau pour indiquer de quoi il s’agit. C’est un beau bordel, parfois poussiéreux et toujours surchargé, vaguement organisé selon les périodes de l’ancienne Égypte. Des sarcophages, des tombes, statues, colonnes, bijoux, poteries, outils, bateaux, momies, animaux, momies, animaux-momies, stèles, papyrus et surtout, caché dans sa salle bien à lui, le roi-enfant propulsé pharaon des pharaons par la lampe torche d’Howard Carter, celui qui est devenu le symbole de la magnificence des traditions funéraires égyptiennes alors que sa chambre mortuaire en est probablement une ridicule illustration, je vous demande d’accueillir Toutankhamon. Le masque est là, impeccable, comme si on l’avait sorti du moule il y a quelques heures, et tous ses effets personnels sont exposés autour. Des milliers d’objets qui lui appartenaient, confectionnés pour son voyage dans l’au-delà, pour qu’il ne manque de rien dans sa barge céleste.
Dans le musée, une poignée d’Occidentaux, pas plus d’une dizaine, mais des dizaines de familles arabes et africaines, quelques Japonais, et c’est à peu près tout. Quand on sort de la salle de Toutankhamon, tout paraît un brin raté, des copies d’essai pour l’œuvre finale. À la sortie de la salle, je tombe nez à nez avec le masque mortuaire d’un ancien noble à l’énorme nez, aux traits grossiers, à la peau sale. On n’est pas tous égaux face à la postérité.
Dehors, je prends un petit bouquin gratuit sur l’Islam. La qualité des graphismes et les couleurs flashy ne laissent rien présager de bon quant à la qualité de l’ouvrage. Je le feuillette dans le jardin en attendant Salia.
Dans le centre autour de Tahrir, tout est trop calme. Les klaxons se sont tus, les clameurs se font plus douces, tout est tranquille. On se dit que ce n’est pas normal et qu’il doit se passer quelque chose. Effectivement, c’était le procès de Morsi, retransmis à la télévision. Il y a fort à parier que les rues se rempliront à nouveau dès la fin de la séance. Nous allons manger au Felfela, un restaurant rapide typique. Nous passons ensuite au Oum al Dounia, un genre de librairie / magasin de souvenirs un peu huppé. Le propriétaire est français. Il ne vend que des livres en français. Je lui demande s’il a des livres sur Babur, l’empereur. Je me trompe et dis mongol au lieu de moghol. Le type me répond alors sur un ton magnifiquement méprisant, Non Monsieur, ce n’est pas tout à fait le monde arabe. Connard. J’ai besoin de venir au Caire pour me faire traiter à la parisienne. Nous sortons.
Salia a un rendez-vous de travail et je vais l’attendre au Pottery Café, en fumant une chicha. Autour de moi, des filles magnifiques, toutes friquées ou en passe de l’être. Je sens l’odeur de la cardamome qui émane de mon café et ma chicha qui fume au milieu du beau peuple. Cette terrasse en bord de route est d’une agitation intense, mais la chicha, une autre de ces oasis de calme, fait résonner ce bruit comme un doux fond sonore.
Salia me rejoint et nous filons voir des derviches tourneurs au cœur du Khan. La salle est pleine, mais très peu de touristes non-arabes. À côté de nous, une archéologue polonaise qui nous avait adressé la parole quand j’étais dans le Khan avec Tristan. La salle est magnifique. Le spectacle commence.
Des musiciens en longues robes blanches arrivent sur scène et commencent à jouer des rythmes avec leurs instruments. Chacun leur tour, ils se relayent et passent à l’avant-scène pour jouer une partie solo. Le premier porte une sorte de darbuka. Le deuxième, de petites cymbales dans chaque main qu’il claque entre elles pour produire un cliquetis et créer un rythme. Il pose une question, les autres répondent. Parfois les autres lui posent une question, et c’est lui qui répond.
D’un coup, il amorce une rotation sur lui-même, plie les genoux, tourne les hanches et lance un tour vers la droite. L’étoffe blanche de sa robe se froisse en plis serrés puis se délie et se gonfle, comme un ballon d’air chaud. Quand le tissu se gonfle et commence à tourner, je sens des frissons me parcourir le dos et des larmes me monter aux yeux. Je ne saurais dire pourquoi, le spectacle de cet Arabe cinquantenaire moustachu, coiffé d’un keffieh et vêtu d’une robe blanche, qui s’abandonne au rythme et à la frénésie, m’émeut. C’est une vraie légèreté, c’est la légèreté, les petits pas feutrés pour provoquer l’envol, le coup de rein subtil pour amorcer la ronde, et le tout dans l’extase.
Après lui d’autres se succèdent. Et le derviche en chef fait son entrée sur scène, affublé de plusieurs couches de tissus colorés. L’Arlequin de l’Orient, au centre de la scène, tourne les mains vers le ciel et les yeux dans le vague, et la voix du chanteur s’immisce dans les rythmes, les coups sourds du tambour font sursauter les peaux, les tissus de couleur virevoltent en cercle, et la transe attendue ne devrait plus tarder. Ils tournent, ils tournent, ils ne s’arrêtent pas. Comme des paons ivres de Dieu, ils défilent tour à tour, échangent des parades, font tournoyer leurs plumes au nom du Tout-Puissant. Ils ôtent les couches de tissu peu à peu, pour ne laisser enfin que le vert, la couleur de l’Islam. Ensuite ce sont des jeunes qui entrent et tournoient de plus belle, bras levés, bras baissés, tête haute, pour se tourner vers Lui, une offrande rythmique. Si j’étais musulman, je serais un soufi. Si j’étais catholique, un prêcheur de Harlem. Si j’étais juif, je serais de ceux qui dansent et chantent. Et si j’étais bouddhiste, je laisserais les mantras m’emporter dans leur transe.
Nous sortons et un type nous propose de nous emmener là où nous voulons aller, dans le Khan des tissus. Comme il nous sent méfiants, il nous précise qu’il n’est pas guide, explique en arabe à Salia qu’il est danseur derviche, et qu’il avait simplement du temps à tuer avant la prochaine représentation. Bien évidemment, il nous emmène vers un de ses amis marchands, dans l’espoir de booster ses ventes. Mais ce n’est pas ce que nous cherchons et nous filons. Dans les allées étroites, nous avançons tranquillement, en évitant les robes qui pendent du plafond, et les chariots pleins à craquer qui nous fondent dessus. La placidité dans le chaos. Nous trouvons nos étoffes, mettons les voiles, et rentrons à Zamalek.