« Don’t get emotional, that ain’t like you “ (Ne tombe pas dans la sensiblerie, ça ne te ressemble pas). Les premiers mots de la nouvelle chanson d’Arctic Monkeys, envoyée en éclaireuse d’un septième album intensément attendu (« The Car », à paraître le 21 octobre) indiquent qu’Alex Turner, après de kubrickiennes aventures lunaires est revenu sur terre et s’installe fermement dans la sphère de l’intime… Cette sortie sans tambours ni trompettes (et qui donc, en ces temps d’hyper-information a fait l’effet d’une bombe) est été une vraie surprise, en particulier à l’aune de la lecture des setlists des concerts de la tournée des festivals d’été que le groupe boucle actuellement.
Je n’ai pas eu le loisir d’aller à l’un de ces concerts, mais ceux-ci semblent assez calqués sur ceux donnés en 2018 (j’avais assisté à celui des Nuits de Fourvière, la chronique est ici), mêlant adroitement brûlots électriques à la folle énergie rock souvent issus du début de la carrière du quatuor de Sheffield, les tubes pop millimétrés de leur carton de 2013 « AM », quelques beaux exemples de la lounge pop théâtrale et sophistiquée expérimentée dans le révolutionnaire « Tranquility Base Hotel + Casino » et une pincée de chansons obscures destinées à faire frémir les fans les plus hardcore (cette fois-ci, au tour de Potion Approaching, de « Humbug » et de That’s Where You’re Wrong, la merveille qui clôt « Suck It And See » de se voir ainsi dépoussiérées). Ah oui, les concerts auront souvent commencé par Do I Wanna Know ? (reconnaissons-le, l’une des meilleures chansons pour lancer un show) et le dernier morceau du rappel aura invariablement été le rageur et fédérateur R U Mine ? Quid des nouveautés se demandera le fan un peu exigeant ? Arctic Monkeys auront attendu quelques dates pour dégainer un premier extrait de « The Car », I Ain’t Quite Where I Think I Am. Selon les petits films Instagram ou YouTube consécutivement postés, cette chanson solidement funky avec guitare wah-wah de rigueur évoque irrésistiblement la période plastic soul de Bowie, ce qui est loin de me déplaire ! Mais comme les voies choisies par Alex Turner sont impénétrables, ce n’est pas cette chanson qui sera envoyée comme estafette du futur album. There’d Better Be A Mirrorball, encore inédite sur scène, est un titre en parfaite contradiction avec le matériel joué en concert. Arctic Monkeys poussent encore plus loin la lounge pop sophistiquée abordée dans l’album précédent (voir Four Out Of Five, SOTW #150) et, brûlons les idoles, osent sortir un single où ne figure la moindre note de guitare.
Par contre, les claviers analogiques et les cordes symphoniques abondent. Comme dans cette longue introduction en cinémascope où un piano et des cordes jouent de concert un thème mélodramatique, qui laisse place à d’inquiétantes ponctuations de cordes (deux fois trois coups) créant un suspense haletant. La chanson proprement dite peut alors commencer. Sur un tempo souple et chaloupé, presque jazzy sur lequel on imagine Turner onduler à loisir se greffe une ligne d’orgue qui tourne comme un carrousel. La voix d’Alex Turner se pose alors, et c’est miraculeux. Loin des rodomontades (aussi spectaculaires qu’amusantes) dont il pouvait abuser au sein des Last Shadow Puppets, loin de tout effet de cape, il s’est transformé en un parfait crooner, les petits problèmes de justesse (allez, cette note bleue dont il usait volontiers) rencontrés parfois auparavant semblant définitivement derrière lui. L’interprétation sobre et retenue, mettant en avant son timbre le consacre comme le grand crooner pop du moment, un Scott Walker pour les années 2020. Notons que l’originalité de sa diction, de sa prosodie ajoutée à sa science du rythme rendent cette mélodie unique. Essayez de la suivre en chantant, vous comprendrez… Tout juste lance-t-il un falsetto fragile en parfaite harmonie avec la mélancolie ambiante à la fin de la chanson. Alex Turner y raconte une discussion vers de la voiture entre deux amants qui vont se séparer pour toujours. Les mots sont doux-amers, la boule à facettes du titre (et élément du décor de scène de la tournée actuelle) représentant l’espérance en un futur plus souriant. On est très loin de R U Mine ? . Turner a d’ailleurs annoncé dans la seule interview donnée jusqu’ici (pour The Big Issue, journal de rue britannique) qu’il n’est plus question de refaire ce genre de rock, en tous les cas pas en studio, mais l’orientation choisie est intrigante. Le fait qu’Arctic Monkeys n’aient pas cédé aux sirènes de l’électronique pour accomplir leur mutation stylistique est à cet égard rassurant, les climats psychédéliques et groovy qu’encouragent l’utilisation d’instruments vintage et analogiques leur vont très bien.
Si l’on peut légitimement craindre que les camarades d’Alex Turner (Jamie Cook guitariste cantonné aux claviers comme on peut le voir dans la vidéo, le bassiste Nick O’Malley et le batteur Matt Helders, privés de chœurs comme de tout effet démonstratif) soient relégués au rang de simples accompagnateurs, on peut aussi les voir comme les Bad Seeds, soit de formidables musiciens sachant mettre tout leur talent au service de la chanson, laissant de côté tout égo. On saura à l’écoute de « The Car » si tel est le cas. En attendant, on ondulera sans modération sur cette magnifique chanson crépusculaire. Chapeau bas !