On rentre parfois dans un album par des voies détournées… Ainsi, c’est en entendant souvent et sans vraiment le vouloir le « Doin’ Time » de Lana Del Rey sur la playlist de grève de France Inter et en trouvant cette chanson franchement plaisante que j’ai téléchargé le dernier album, il est vrai encensé par la critique unanime, de la chanteuse américaine « Norman Fucking Rockwell ! ». Et alors que je n’avais manifesté jusqu’ici qu’un intérêt poli pour l’oeuvre de la dame (exception faite de ses deux tubes liminaires, « Video Games » et « Blue Jeans », remarquables chansons qui m’avaient totalement séduit), je me retrouve à écouter ce (long) album encore et encore et j’en suis tombé sous le charme…
Incarnation d’un certain glamour californien ultra-référencé (la pop culture, l’Hollywood des années 50 et 60, les USA dans le viseur du photographe William Eggleston…), Lana Del Rey est l’avatar de l’auteure-compositrice Elizabeth Grant, jeune femme de trente-quatre ans originaire de l’état de New York qui a tâtonné longtemps avant de devenir la star que l’on connaît aujourd’hui. C’est en publiant des démos en 2010 qu’elle connaîtra le succès, après avoir sorti des premiers albums dans l’indifférence générale. Avec leurs climats impalpables et éthérés, leur indéniable romantisme et leur langueur toute lynchienne, « Video Games » et « Blue Jeans » apparaissent dans un premier EP sorti sur la major Universal et ont suscité l’adhésion unanime du public dans le monde entier. Suivit « Born to Die« , album sans doute un peu bâclé, la faute à l’avidité de la maison de disques, où Lana Del Rey était présentée comme « la Nancy Sinatra gangsta » et où les beats hip hop rythmaient les vénéneuses et planantes mélodies. Hormis quelques réussites (« Summertime Sadness » et la chanson-titre), l’ensemble pouvait vite lasser. Album qui fit néanmoins un vrai carton, totalisant un million de ventes en France par exemple.
Je suis complètement passé à côté des albums qui suivirent, « Ultraviolence » (réalisé par Dan Auerbach des Black Keys), « Honeymoon » et « Lust For Life » dans lesquels la belle a développé et affiné un style bien à elle, une americana trip hop mélodique où elle chante le désespoir et la déception amoureuse qu’on a qualifié de « sadcore » tant la mélancolie suinte de partout sous le soleil d’une Californie fantasmatique, poisseuse et surexposée. Avec « NFR ! » en 2019, Lana Del Rey s’impose comme l’une des auteures-compositrices majeures du moment et a trouvé en Jack Antonoff (pianiste et producteur de l’excellent « Masseduction » de St Vincent) le partenaire idéal pour mettre en son sa pop en cinémascope, en laissant de côté les gimmicks (beats hip hop, les influences trap ou trip hop) pour laisser toute latitude aux somptueux arrangements de cordes, au piano (colonne vertébrale de quasiment toutes les chansons) et aux guitares acoustiques. Le duo donne ainsi corps à un folk aérien et cinématographique qui nous renvoie à l’âge d’or du genre, aux oeuvres des grandes dames des canyons de Los Angeles de la fin des sixties, de Joni Mitchell à Carole King, mais aussi à la pop downbeat de Mazzy Star ou Portishead.
Lana Del Rey réussit à rendre plus que fréquentable « Doin’ Time », chanson datant de 1996 du très mauvais groupe de reggae ska bidon californien Sublime, qui cite le « Summertime » de Gershwin. Elle en fait même un tube évident, doublé d’un clip où on la voit revisiter le nanar « L’attaque de la femme de 50 pieds ». Parfait sésame pour entrer dans « NFR ! », « Doin’ Time » ne saurait toutefois incarner l’album. Plus parlantes sont les trois chansons qui ouvrent l’album, introduction d’album si magistrale qu’on a du mal a séparer ces trois remarquables morceaux. « Norman Fucking Rockwell » est une mélopée crève-coeur sur piano et cordes ondoyantes et c’est juste sublime. « Mariners Apartment Complex », qui nous intéresse ici, est sans aucun doute la chanson la plus évidemment pop et le sommet de l’album, le genre de ballade emplie d’énergie romantique qui suscite l’empathie. Une chanson fort bien écrite sur l’espoir en un potentiel amour arrivant après de grosses déceptions. Après le thème joué au piano en introduction, les guitares acoustiques vont porter la chanson, ouvertement folk, mais la diction de Lana Del Rey ne va pas dans ce sens, se permettant des couplets où sont mêlées voix parlée et voix de tête aérienne pour un résultat enivrant prouvant l’inventivité de la chanteuse. Le refrain accrocheur chanté d’une voix de sirène reste longtemps vissé dans la tête, couronnant « Mariners Apartment Complex » comme l’une des toutes meilleures compositions de l’artiste. Enfin, « Venice Bitch » est une longue promenade folk (durant pas loin de dix minutes) avec des sons venus d’ailleurs. Le reste de « NFR ! » ne démérite absolument pas, aucune de ses quatorze chansons ne faisant office de bouche-trou. Il n’est alors guère étonnant qu’on se surprenne à goûter avec volupté la langueur mélancolique de la Californie de Lana Del Rey…