Derrière les lèvres rouge sang, les yeux vert d’eau et la posture hiératique couve un brasier. Le retour discographique d’Anna Calvi, silencieuse depuis six ans a fait l’effet d’une déflagration grâce à son excellent troisième album « Hunter », assurément l’une des bonnes surprises de cette rentrée.
Brian Eno, mentor de l’ombre à ses débuts, disait d’elle qu’elle était « la meilleure chose depuis Patti Smith ». La Londonienne de père italien semble avoir eu des bonnes fées qui se sont penchées sur son berceau. Anna Calvi avait forgé son propre monde pendant l’enfance, souffrant d’une grave déformation de la hanche qui l’a immobilisée longtemps sur un lit d’hôpital, et ce monde allait être musical, l’immergeant dans les disques de ses parents, Jimi Hendrix, Rolling Stones, Captain Beefheart ou Maria Callas. Elle se mit donc naturellement à la guitare, instrument dont elle est devenue virtuose et développa une technique vocale bien à elle, avec ce vibrato très maîtrisé qui semble avoir beaucoup emprunté à l’opéra. Dès ses premières chansons en 2008, elle s’est attirée l’attention et la protection de Nick Cave, qui l’invite en première partie de ses concerts avec Grinderman, de Bill Ryder-Jones qui la fait signer chez Domino, et du collaborateur de P.J. Harvey (à qui on l’a toujours comparée) Rob Ellis qui co-produira son premier album. Très remarqué, il contient le « tube » « Desire » où Brian Eno fait amicalement les choeurs. Avec ce look marmoréen néo-gothique, cette incandescence digne d’une danseuse de flamenco, Anna Calvi impressionne, et pas seulement pour ses talents au chant et à la guitare. C’est du rock, mais avec des accents lyriques, des clins d’oeil à Edith Piaf (dont elle a repris le « Jezabel »), à Nina Simone, à l’opéra et au flamenco. Le succès, critique comme public, est total. Le second album « One Breath », très bien réalisé par l’Américain John Congleton (St. Vincent, John Grant, Miles Kane…) marche dans les traces du premier, et si la qualité des compositions est toujours manifeste, souffre un peu du syndrome du second album un peu trop sage.
Le tout récent « Hunter » apparaît vraiment comme un pas en avant, une rupture, une déclaration d’intentions. Anna Calvi a livré un album très incarné, physique, combattif, mordant. Quittant sa pose hiératique, elle apparaît transformée, plus sauvage, plus intime, elle semble s’autoriser (d’aucuns diront enfin) à lâcher prise. Réalisé par le vétéran producteur britannique Nick Launay (Nick Cave, Yeah Yeah Yeahs, David Byrne…), « Hunter » compte les participations très classe du Portishead Adrian Utley aux claviers et du Bad Seed Martyn Casey à la basse. Enfin, elle se revendique comme « chasseur » et se place quelque part au milieu des genres, refusant avec fougue les diktats de la virilité et de la féminité. Queer en somme. Et le premier single, ce fougueux « Don’t Beat The Girl Out Of My Boy » (qu’on pourrait traduire par N’écrase pas la fille qui est dans mon homme) illustre ce brouillage des certitudes. Avec ses notes tenues et son puissant vibrato, elle marche clairement dans les traces de David Bowie (qu’elle a souvent repris), lui qui fut longtemps le roi de l’ambiguïté des genres dans le rock. On peut aussi rapprocher cette posture à celle de Chris qui met en scène une femme forte, sexy, en tous points égale à l’homme et sachant souvent prendre l’initiative de la séduction. Avec son rythme lourd mais swinguant, sa puissante guitare, ses « Too doo doo » si catchy, son swag sexy, la chanson captive l’auditeur en douceur pour déboucher sur ce pont furieux, où elle lance un long cri passionné et primal, qui en dit long sur l’animalité qui l’habite. Et ça marche parfaitement, comme les deux autres très bons singles de l’album, « As A Man » (et son couplet à la Shirley Bassey) et la chanson éponyme, deux autres compositions de première bourre dans un album très réussi. Pour appuyer le propos plus libérateur que libidineux, les très esthétiques clips sont torrides, flirtent avec la danse contemporaine. Anna Calvi tourne en ce moment en France, où elle connait depuis ses débuts un joli succès, et les shows devraient être tout aussi brûlants que cet excellent « Hunter ».