Voilà le topo. On était début 2010. Notre pote Aël vivait à Damas depuis septembre pour un échange universitaire. Nous, on savait pas trop où c’était, la Syrie, ni à quoi ça ressemblait. Mais on s’est dit qu’une occasion pareille ne se présenterait peut-être pas deux fois. Et malheureusement, on croyait pas si bien dire. Alors on y est allés. Et on en est rentrés chamboulés à jamais, des souvenirs plein la calebasse et les semelles qui démangent.
15 juillet 2010
Première nuit à Mazzeh. Réveil assez matinal pour moi. Je checke mes mails. Je vais acheter du petit-déj’ avec Maxime dans un magasin qui ressemble à un Leader Price. Il y a même des Tuc. Pas mal de militaires dans notre rue.
On prend le petit-déj’, Nico dort encore. On joue à GTA qui est installé sur les ordis. On se dit qu’on est vraiment des grosses couilles, d’être venus à Damas pour jouer à GTA. Nico se lève. Je l’électrocute avec la raquette tue mouche. On fait connaissance avec Rex, l’homme de ménage philippin, qui part rapidement. J’allume un chien électronique qui traîne dans le salon. Je joue deux trucs au piano.
On a rendez-vous à Shaalan avec Aël à 14h30. On se chope un taxi, cette fois avec fourrure. On croise Aël sur le chemin, qui rentre du boulot. Dans son appart, Tristan, un ancien professeur d’Aël, s’adonne à une lecture studieuse. Petite discussion avec lui puis on file acheter des chawarmas au coin de la rue. De magnifiques sandwiches à base de viande grillée, légumes et sauce (peut-être au sésame ?). Tristan nous offre des fruits, et on part retirer de l’argent pour la voiture.
Une fois à la boutique de loc, Aël sort avec le patron faire l’état des lieux de la voiture. Comme on s’apprête à partir, Marline, la fille qui nous avait tapé dans l’œil, enfin dans les yeux, sort de sa boutique, s’approche timidement de la voiture, et commence à parler à Aël avec une gêne non dissimulée. Les trois « pas du coin » ne pipent évidemment pas un mot, sauf quelques-uns : Firenza, Vienna, Austria. Qu’est-ce qu’elle lui raconte ? On se dit qu’il lui faut du cran, en tant que nana, pour sortir parler à cette poignée de Beatles occidentaux qui viennent lui louer ses voitures. On se dit aussi, Mais quel bâtard celui-là, persuadés qu’elle est sortie pour le voir lui, forcément, le seul arabophone de la bande, on se dit qu’elle doit lui déclarer sa flamme, le demander en mariage, qu’il doit lui répondre Oui, qu’ils doivent choisir le prénom. Elle redescend dans son magasin, et là les questions fusent : qu’est-ce qu’elle t’a dit ?! Aël nous explique qu’elle veut le numéro de l’un d’entre nous, mais il ne sait pas lequel, nous dit qu’il n’a pas tout compris à l’histoire. Bon. Retour à Shaalan, puis on se rend à Bab Touma, dans la vieille ville pas loin d’où nous avions bu un verre la veille pour réserver un resto pour ce soir, Haratna, au cœur du quartier chrétien.
Quand on revient à 21h30, c’est bondé. On nous installe. Aël nous choisit des mezzehs, des petits plats variés que l’on place au milieu de la table et dans lesquels chacun pique. L’ambiance est chaleureuse, animée, détendue. On nous apporte les chichas, qui nous accompagneront tout le repas. L’arak, alcool anisé local, coule tranquillement. Les mezzehs arrivent d’un coup, grâce à la nuée de serveurs. Les plats sont merveilleux. On les mange en piochant dans chaque assiette avec un morceau de galette de pain. Le service est sur-parfait, le préposé au charbon est aux aguets, nous assure une chicha éternelle, amen, et tous les serveurs sont attentionnés et aimables. On se fait remarquer la différence avec notre café habituel à Lyon. La soirée est rythmée par une version ultra ringarde de « Joyeux anniversaire » qui jaillit des haut-parleurs saturés à intervalles réguliers. Il faut ici noter l’adresse des serveurs, qui n’ont renversé que deux chichas, posées à terre, alors que l’écart entre les tables est plus que réduit et que leur vitesse de service est plus que grand V.
Les discussions s’enchaînent, avec Tristan, qui s’avère être un homme passionnant. Les chichas tournent à plein régime. Aël appelle un type qu’on pense être le patron, qui parle français. Il a une cravate rose et dit avoir obtenu la nationalité canadienne, ainsi que l’accent québécois. Nous finissons le repas, le ventre plein mais dans une totale plénitude stomacale et spirituelle.
On repart en déambulant dans les rues du quartier chrétien. On dépose Tristan puis on repart dans notre Kia à Mazzeh, l’album de Justice à pleins tuyaux. Sur ces entrefaites, le téléphone d’Aël sonne : c’est Marline. Dans la caisse, silence. On prie tous, Pourvu que ce soit moi… La conversation dure des plombes, c’est insoutenable. Puis Aël raccroche. « Les gars, elle a flashé sur Max. » Ben voyons. Le mec ne lui a même pas adressé la parole, putain. Quel Don Juan. Enfin, Don Mahmoud. Rendez-vous est pris, ils iront boire un thé à notre retour du désert.
On se cale un petit Sam Barton en terrasse, pur ou soda, et on refait l’avenir. Maxime sera poète, peut-être désargenté (mais marié à Marline), on lui paiera ses voyages. Aël sera diplomate, Nico aura écrit des thèses, Jean aura des petites lunettes, une barbiche, mais toujours ses pattes d’éph, et aura découvert des fresques héraldiques en Bulgarie centrale, Tristan sera cheikh, vivra sur une colonne à Deir ez-Zor, avec dans la main gauche un Coran, dans la main droite une Bible. Il se plantera des poignards dans le ventre et ne sentira rien.