Les nouvelles ne sont pas bonnes vues de l’Occident. Mais je crois beaucoup en la notion de point de vue, pour ce qui est des informations. Là-bas, la vie continue. C’est ce que me dit Salia, c’est ce que me dit Tristan. Je ne réalise pas vraiment que je pars là-bas. Et je ne réalise pas non plus l’ampleur de cette ville, son intensité. Nous irons voir les derviches, le sphinx, les marchés, en logeant dans un appartement sur le Nil. Allons-y.
30 janvier 2014
Aujourd’hui, c’est pyramides. Un type doit passer nous prendre et nous emmener faire un tour de ruines. Il est en avance et nous nous empressons de descendre, puis nous embarquons dans un minibus spécialement affrété pour nos culs.
On sort du Caire par Gizeh, en suivant cette immense rocade encombrée et poussiéreuse, puis on arrive petit à petit sur le plateau de Gizeh, qui accueille les dames pointues. On voit leur silhouette apparaître doucement à travers les brouillards et la pollution du matin. C’est une de ces visions irréelles où ce qu’on avait toujours vu sur papier ou sur écran se trouve finalement devant nous.
Nous passons les contrôles et débarquons dans cette mer de bédouins, de chevaux et de chameaux qui tapissent les pieds des pyramides. Mais en ce moment, c’est marée basse. Et les chameaux sont plus épars, les vendeurs plus clairsemés. Nous avions peur que ce soit la cohue dès notre descente du van, et ce n’est que modérément le cas. Je crapahute sur la pyramide quelques minutes, en m’extasiant sur l’immensité de chaque bloc, qu’on ne soupçonne absolument pas quand on la voit de loin ou en photo.
Nous remontons dans le van et nous dirigeons vers une petite plateforme située un peu plus loin, depuis laquelle tant de photos ont été prises, par tous les temps et sous tous les angles. Là-haut, des vendeurs évidemment, quelques touristes japonais, et c’est tout. Je me demande ce qu’ont pu ressentir les copains de Napoléon quand ils les ont aperçues au loin, à demi enfouies sous le sable.
On contourne le plateau de Gizeh pour descendre jusqu’au sphinx, le fameux. On le surprend en pleine manucure, puisqu’une maigre équipe d’archéologues est en train de lui brosser les patounes. Ils sont cinq ou six à lui gratter les briques, pour faire rejaillir un semblant d’éclat de ses blocs ternis. Il est plutôt petit, enfin par rapport à ce qu’on imagine. On le longe, et on se place sur son flanc droit pour réaliser la traditionnelle photo du sphinx-kiss, sur laquelle, grâce à une illusion d’optique digne des plus grands magiciens, on donnera l’impression d’embrasser le matou (qui, au passage, n’a jamais donné son consentement).
Je prends la photo de Salia. À son tour. Elle vise, me dit que je suis trop petit par rapport à lui, me dit d’avancer, de reculer. Je m’exécute, tout en sachant bien, ayant moi-même pris la photo juste avant, qu’elle me fait bouger pour rien car c’est elle qui doit orienter l’appareil. Après plusieurs essais sur lesquels mon double photographique ne se retrouve pas même proche du sphinx, je réalise que Salia ne comprend pas en quoi consiste l’illusion d’optique, ou ne parvient pas à la voir. Je serai toujours plus petit que le sphinx, c’est à elle de bouger.
Après 45 minutes (au bas mot) de tentatives désastreuses, humiliés par les quolibets d’un groupe d’ados qui me regardaient, d’un œil moqueur, tendre les lèvres vers le ciel à chaque nouvel essai, nous décidons d’abandonner. Je n’embrasserai jamais le sphinx.
On retrouve le chauffeur devant le KFC de Gizeh (meilleure vue du monde pour savourer son bucket), et on repart, un gros chat dans le rétroviseur.
Direction Memphis, bled paumé qui fut jadis la capitale de l’Égypte ancienne. Ce qui est difficile à imaginer tant cette ville est jonchée de détritus. Elle s’étend le long d’une sorte de canal dégueulant de déchets plastiques, qui se trouvent là depuis tellement longtemps qu’ils ont pris la couleur de la terre. La circulation est infernale, et les véhicules se font de plus en plus atypiques à mesure que nous avançons. Les ânes, les dromadaires, les carrioles improvisées, remplacent peu à peu les voitures. La route est jalonnée de bâtiments inachevés. Tant d’hôtels ou de restaurants qu’on aurait pu, qu’on était sur le point de construire, mais qui, pour de multiples raisons, ne verront jamais le jour. Ce qui défile dans mon champ de vision, ce sont des ateliers de mécanique, des pompes à essence, des vendeurs de fruits, des maisons croulantes, des ordures. Je vois aussi beaucoup d’écoles de tapis ou de tissage, qui sont, selon notre chauffeur, le seul moyen d’éduquer tous les gosses des alentours. En tous cas, on est loin de la splendeur et de la prospérité d’une capitale antique.
On arrive devant une enceinte murée avec un guichet, qu’on devine être un genre de musée. Entre les panneaux d’affichage fatigués, derrière les vitres sales, un type nous demande les 80 livres de l’entrée. Il ne doit pas en voir beaucoup des touristes. À l’intérieur, des cabanons décrépis affublés de sphinx poussiéreux, une enseigne qui nous propose du Luxury for tourism, une immense statue d’un sphinx en albâtre, dont l’albâtre très sale ressemble davantage à de la terre sèche, un jardin duquel s’élèvent des statues de pharaons, déchus, vestiges de l’insoupçonnable grandeur de Memphis, et une cabane concluant la rangée qui clame joyeusement Ibrahim Nofal welcomes you. Et c’est très gentil de sa part.
Quelques secondes plus tard, le vrai Ibrahim Nofal, en chair et en chair, nous accoste après nous avoir repérés de loin. Nous ne sommes pas franchement difficiles à repérer puisque nous sommes seuls. Immédiatement, il nous propose un authentique sphinx d’albâtre, qu’il arrose copieusement d’eau pour le laver de sa poussière et qu’il essuie ensuite avec sa galabieh blanche. Cet homme est capable de dire albâtre en probablement plus de langues que n’importe quel spécialiste mondial de l’albâtre. Le sphinx d’albâtre a été son gagne-pain pendant des années, et soudain, plus rien. Plus un chat, si j’ose dire. Après notre refus confit de honte, il repart noblement dans sa poussière, attendre les prochains cars de touristes, qui ne viendront peut-être jamais.
Dans la petite salle à droite de l’entrée se trouve une énorme statue couchée d’un Ramsès quelconque, que nous admirons vaguement. Salia, pendue au téléphone, fait les cent pas dans le bâtiment et sort. Profitant de l’absence de vigilance de mon ange gardien égyptien, deux bédouins malicieusement tapis dans l’ombre me fondent dessus et me demandent de les prendre en photo tous les deux. Ce que je fais. Puis, l’un d’eux me dit qu’il va me prendre en photo avec son copain. Ce qu’il fait. Puis le photographe me rend mon appareil et me murmure, bakchich (pourboire, si on veut). Je comprends alors que je me suis fait lamentablement berner, et je lui donne douloureusement deux livres. Je suis furieux contre moi-même de m’être fait avoir comme un bleu. Mais d’un autre côté, je comprends que ces types ont vraiment besoin d’argent, et j’accepte mon don forcé.
Nous sortons de là pour nous arrêter dans une école de tapis, qu’un type nous fait visiter. Il se met en marche comme un documentaire Arte, tout en anglais, avec l’explication de la technique ancestrale. Il nous parle en reculant, comme si nous étions une caméra. C’est très étrange. J’arrive à refuser l’invitation à la boutique souvenir, et nous mettons les voiles. Direction Saqqarah.
À l’entrée de la zone, on s’arrête à un barrage et on nous pose des questions. Selon le garde, Salia doit être guide pour que nous puissions entrer. En réalité, il fait le dur pour qu’on panique et qu’on lui donne un bakchich. Notre chauffeur négocie, nous entrons sans encombres et sans payer. Sur le parking, une petite dizaine de chiens nous attend, la langue pendue et le sourire aux yeux. Ils ont l’air gentils et joueurs. Mais voilà, Salia a peur d’eux et préfère ne pas descendre. Je la convaincs, je les éloigne et nous filons.
Fatigués de cette chaleur et de toutes ces visites, nous n’apprécions pas la beauté et l’immensité de Saqqarah. Des dizaines de tombes à explorer, des complexes funéraires, pyramides etc. Presque aucun touriste, mais des dizaines de bédouins qui vendent des babioles ou qui proposent leurs services comme guides. Je vais gambader deux minutes dans les ruines et nous repartons, lassés. Ces endroits nécessitent qu’on leur consacre du temps et de l’attention et nous n’en avons plus. En voiture et on file.
Nous voici de retour au Caire. Ce soir, Salia m’emmène dans un groupe de prière soufi qu’elle a rejoint il y a un an, et auquel elle se rend tous les jeudis. L’endroit est un appartement absolument normal, dans un immeuble absolument normal. Je dois ôter mes chaussures, et je m’assieds sur un banc installé dans le couloir, à côté d’autres auditeurs libres. La cérémonie a déjà commencé mais ça ne fait rien, tout est très ouvert. Salia et sa cousine Mina filent dans le coin des femmes. Je m’assieds confortablement et ouvre grand mes oreilles.
Les hommes récitent tour à tour des sourates du Coran en usant de mélodies très élégantes. Puis, comme un refrain, tous reprennent en chœur une même phrase. La cérémonie est faite de phases. Et après un temps, tous se lèvent, et commencent à se balancer d’un pied sur l’autre, tapent dans leurs mains, les lèvent au ciel, semblent absorbés. Une lampe en toile est posée au centre de la pièce. Les refrains sont extrêmement rythmiques. Le rythme est produit avec la bouche, les mains. Une prononciation gutturale du mot Allah produit une grosse caisse et une caisse claire. Le chant se développe en boucles, en longues boucles, en boucles interminables, et que l’on veut interminables. Les voix résonnent dans ma tête, le claquement des mains fait osciller mon corps, mes jambes, et pourtant je suis assis, les yeux fermés. J’en ai la chair de poule. Je ne veux pas que ça s’arrête, ce rythme, ces boucles, comme hier soir au Cairo Jazz Club, comme dans n’importe quel bon morceau de musique, comme dans la transe.
Et puis le son retombe, et tous se rassoient. Ils débitent posément des sourates, dont le sens m’échappe totalement, mais qui m’habitent par leur forme, par leurs sons entre les gammes, les sons des fréquences du corps. Nietzsche nous dit, Je ne pourrais croire qu’en un dieu qui saurait danser. Et voilà Freddy, j’ai trouvé. Tu seras un soufi. Je ne sais pas si leur dieu danse véritablement, mais en tout cas eux ils dansent, et magnifiquement. C’est déjà pas si mal.
À la fin de la cérémonie, on m’offre évidemment un thé, un biscuit, et tout le monde me salue, sincèrement et le sourire aux lèvres. Un homme s’approche qui irradie une sorte de bienveillance infinie, avec dans son regard une fermeté aussi douce que rassurante. Il s’appelle Hani. Il prend Salia dans ses bras et me dit qu’il est son pops, son papa. Je comprends qu’il s’agit d’une relation de parrain, d’une relation de transmission et de soutien. Nous prenons doucement congé de cet appartement dont les murs ont encore une fois vibré au son de cette rythmique ferveur, et nous descendons. En bas, je découvre les visages de ceux qui ont assisté à la cérémonie. Beaucoup de jeunes, branchés et moins branchés, des filles voilées, non voilées, certaines magnifiques mais toutes particulièrement calmes et sereines.
Nous discutons un brin et marchons vers notre prochaine étape, un bar huppé où nous attend Sherif. Je discute longuement avec Mina de théâtre, de révolutions, de futur. Nous arrivons à l’Aperitivo, bar ultra branché de Zamalek. À l’intérieur, que du beau, la crème de la crème du gratin cairote. Filles sur-maquillées, mecs gonflés aux protéines et moulés dans d’indécents cols V, et une espèce d’agressivité latente, de condescendance dans le regard que je suis extrêmement déçu de retrouver ici, moi qui pensais naïvement que les Occidentaux en avaient le monopole. Mais non, la connerie s’exporte, avec les voitures, le champagne, le botox et la coke, et cette mauvaise ambiance de Côte d’Azur friquée me colle un relatif cafard. Ce n’est pas ici que je veux être. Et les autres non plus d’ailleurs. Donc on s’en va.
Nous optons pour un pub très connu dans le coin, et on sirote quelques bières en se fendant la poire. On sort dans la rue pour s’engouffrer dans la Mercedes d’un ami de Sherif. Je ne l’avais pas vue venir celle-là. iPhone à la main, nu-disco à fond les ballons, deux doigts sur le volant, on file entre les voitures. Il nous dépose chacun chez nous, et on file en écraser fissa.