Chroniques du Levant :
L’Égypte (janvier 2014) – Jour 3

Les nouvelles ne sont pas bonnes vues de l’Occident. Mais je crois beaucoup en la notion de point de vue, pour ce qui est des informations. Là-bas, la vie continue. C’est ce que me dit Salia, c’est ce que me dit Tristan. Je ne réalise pas vraiment que je pars là-bas. Et je ne réalise pas non plus l’ampleur de cette ville, son intensité. Nous irons voir les derviches, le sphinx, les marchés, en logeant dans un appartement sur le Nil. Allons-y.

29 janvier 2014

Aujourd’hui, Salia travaille et je dois donc l’accompagner. Elle m’appellera dès qu’elle aura terminé. Je repère le coin de la rue, il y a un sens interdit et une enseigne XXXL. Je marche seul dans la rue et sens des regards légers se poser sur moi. Je ne fais pas si tâche que ça dans le paysage. J’essaie de ne pas me perdre, de repérer les rues. J’achète des cartes postales anciennes. Je rentre dans un supermarché sans vraiment de raison. Le gérant me dit d’enlever mon sac, de le laisser à la caisse. Je ne comptais rien voler de toute façon. J’achète des chaussettes à 6 livres. Dans une rue parallèle, un type me demande de l’argent sans vraiment essayer, sans trop y croire, mais avec un grand sourire, dans l’espoir que j’aurai une piécette dans la poche.

Je retrouve Salia et nous rentrons manger chez elle, avant d’aller au Khan al-Khalili, le grand marché du Caire. Le taxi nous fait sortir pour la deuxième fois de l’île de Zamalek, et traverser le pont avec les statues de lions, Qasr al Nil. Nous passons sur la place Tahrir, et son rond-point en pelouse. Le KFC de la place avait généré des blagues durant la révolution. On disait que tout ce mouvement était un complot, et qu’on offrait à chaque manifestant 50 euros et un sandwich KFC pour les inciter à poursuivre le mouvement. La circulation est hallucinante, chaotique, insoluble. Mais les gens sont très calmes dans ce chaos. Le taxi nous dépose au Khan. Il nous faut traverser la route en passant à travers un trou dans la barrière qui sépare les deux voies de la route.

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La fameuse barrière à travers laquelle il faut passer pour aller au Khan

On rentre dans la mosquée Al-Hussein et on se sépare, hommes / femmes. Je quitte mes chaussures, et aussi mes chaussettes dans un excès de zèle. Le sol est très moite sous mes pieds. Erreur que je ne répéterai pas. Je file vers un pilier et m’assieds par terre. Il règne une ambiance très agréable, reposante, d’ailleurs beaucoup d’hommes font la sieste. J’entre dans une petite pièce où repose le corps du petit-fils du prophète Sayyidna al-Hussein.

Mosquée Al Hussein, Khan Al Khalili
Mosquée Al Hussein, Khan Al Khalili

Je ressors, reprends mes chaussures, et refuse de donner de l’argent pensant qu’il s’agit d’une énième tentative de m’extorquer des sous. Il s’agit en fait d’un don pour la mosquée, ce que je réalise honteusement après être sorti sur le parvis (pas le bon mot). J’aperçois Salia, voilée, dans la partie des femmes. Je me dis que se fondre dans une foule ne tient à rien. Elle me regarde avec des yeux anormalement hagards et embués, elle semble fébrile. J’apprendrai plus tard que le chargé de chaussures lui a parlé très brièvement, très intensément, et c’est ce qui explique son état. Il lui a demandé si son père allait bien, et si tout allait bien avec sa mère. Il se trouve que son père est décédé quand elle avait seize ans, et qu’elle n’est pas en très bons termes avec sa mère. Cet inconnu fait partie de ces gens qui lisent les autres, leurs yeux, les énergies qu’ils dégagent, et qui par quelques mots peuvent soigner une âme, ou du moins la faire réfléchir.

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L’aspiration divine

Nous nous enfonçons dans le Khan, au doux son des Cheap price, my friend et autres You know how much? En cette période peu généreuse en touristes, notre passage (surtout le mien) au milieu des travées suscite immédiatement une émotion mercantile. Et comme je la comprends. Tous ces sphinx, ces pharaons de plastique ou de plâtre, ces T-shirts, ces cobras empaillés, ces peaux de tigres intégrales, ces besaces de cuir, ce lapin empaillé aux pattes duquel on a fixé un pistolet à ventouses, ces chaussettes, ces verroteries d’yeux bleus protecteurs, ces vieux journaux, antiquités, gramophones, chapelets, bouts de ferraille, pains, jus de fruits, chichas, pièces détachées de chichas, ouds, livres entassés, livres rangés, babouches, bracelets, bijoux, parfums, odeurs, senteurs, bouts de viande, chapeaux, draperies, enjoliveurs, patates, ces bruits, ces cris, ces appels Which country?, tout ça ne trouve plus preneur, dort sur les étals.

Le Khan est vide, vide de touristes, et pourtant il grouille. On nous propose de tout à la sauvette, des mouchoirs, du tissu, des cacahuètes. J’achète des vieilles cartes postales dans une petite guitoune où il n’y avait plus d’électricité. Dehors, il fait bon. On passe près des épices. Je cherche un sac en cuir de chameau. On passe près d’une école de oud, où l’on donne parfois des concerts, sur la petite place.

On visite la maison d’un ancien pacha. Je dois payer l’entrée pour les non-égyptiens. C’est un vrai labyrinthe de salons, de jardins, d’escaliers, de tapis. La lumière pénètre à travers des fenêtres de bois sculpté, dessine des ombres fines sur les parois du fond. Une ancienne noria trône dans le jardin, qui devait autrefois pétiller au son tranquille de l’eau. Des oasis de calme, comme le Caire sait si bien les créer.

En sortant de la maison, on s’enfonce dans les allées du Khan, de plus en plus loin. Les étals se font plus larges et moins organisés, le goudron sous nos semelles se transforme peu à peu en cailloux, puis en terre battue. On aperçoit des poules, de gros matous râpés, et même quelques moutons. Des adolescents vifs transportent des chariots et des diables chargés de pain, de ciment, de fruits. On voit des bicyclettes fuser, des mobylettes se faufiler entre les gens, certaines avec à leur guidon un enfant, un immense plateau de pain sur la tête, qui tient en équilibre sans même l’aide de ses mains.

On continue plus loin, jusqu’à parvenir à une sorte de porte, au-delà de laquelle on devine la silhouette d’un véritable bidonville. Nous faisons demi-tour.

Après de nombreux détours, on parvient au café Fishawi, le cœur du Khan. Je fume une chicha et nous buvons du thé. Des enfants bien trop jeunes nous proposent des mouchoirs, des ados des bracelets, et des adultes des colliers ou des peaux d’animaux. Il faut laisser glisser et ne pas trop répondre, sans quoi ce serait la nuée autour de nous. On veut cirer nos chaussures, moucher nos nez et vêtir nos vêtements. On sort du Khan.

On doit retrouver John dans le centre-ville. John est un Américain que Salia a rencontré il y a quelques jours dans une soirée, et que je soupçonne de vouloir tenter quelque chose avec elle. Elle me dit que non. Nous l’attendons devant Groppi, un restaurant vieux comme le Caire situé sur un carrefour central dans le quartier de West el-Balad (Downtown). Un vieil homme me souhaite la bienvenue au Caire : Cairo good?Very good.

John arrive. Il est très grand, porte des sandales, un pull bleu et un petit col de chemise. Il m’explique qu’il vit au Caire depuis trois ans et demi, et qu’il travaille avec des réfugiés, les aide à formuler des recours auprès du Haut-commissariat aux Réfugiés. Il nous emmène dans une petite allée très animée, nous passons entre des tables, des stands de nourriture, et nous arrivons devant un petit camion de cuisine où nous nous installons. La toile cirée et les petits tabourets roses n’ont pas connu d’éponge depuis bien longtemps, et une meute de chats tous plus râpés les uns que les autres se rapproche malicieusement.

Or voilà, Salia déteste les chats, tous les chats, mais davantage encore ceux des rues, les galeux, les pelés, ceux qui ont vu plus de pays que tous les rats du monde. Très certainement, si l’un d’eux nous mordait ou même nous éraflait, nous serions bons pour un bon vieux tétanos des familles, voire une petite peste noire si on tombe sur un aventurier. Mais il n’y a aucune raison qu’ils nous mordent, ils ont bien plus peur que nous.

Dahab (la tenancière du camion cuisine, qui lui a aussi donné son nom) nous apporte la bectance : du riz, de la molokheya (plat égyptien typique, d’aucuns diraient que c’est le plat national, sorte de sauce verte extrêmement gluante à la consistance de blanc d’œuf dont personnellement je ne raffole pas), des légumes et du poulet. Pendant ce temps-là, Salia est toujours debout, alors que John et moi sommes assis, et elle est paralysée par les chats, absolument pétrifiée, sans qu’aucun de nous ne parvienne à la raisonner. Les matous font leur vie, mais l’arrivée de la nourriture ne les laisse pas indifférents.

Après avoir déclaré qu’elle serait incapable de manger, Salia est invitée par Dahab à rentrer manger à l’intérieur du camion. Ce qu’elle fait, consciente que sa peur des chats laissera bientôt la place à l’angoisse de l’hygiène, quand elle aura jeté un coup d’œil à l’état de la cuisine et des ustensiles. Bon gré mal gré, nous terminons le repas, John et moi en tête-à-tête, selon une tournure qu’il n’avait sans doute pas imaginée. Peut-être pensait-il impressionner l’égyptienne Salia en l’emmenant dans les bas-fonds du Caire, mais force est pour lui de constater qu’il s’est pris une énorme veste.

Nous migrons vers le Happy City, un bar du centre juché sur le toit d’un immeuble. Pendant le trajet, je remarque le pas de John et son allure, que l’on pourrait qualifier d’égyptienne. Le pas lent, mesuré, sans empressement dans les carrefours, sans sursaut quand retentissent les klaxons des voitures qui le frôlent. Ce type est un peu égyptien maintenant, mais je ne peux m’empêcher de déceler une certaine contrefaçon dans son attitude, comme s’il se forçait à se fondre le plus possible dans le paysage. Une fois arrivés sur le toit, nous rencontrons deux amies américaines de John, dont une, Élisabeth, est arrivée au Caire il y a à peine trois semaines. La discussion prend un tour cairote, où chacun tente de prouver combien il connaît bien la culture, et combien il s’y fond. Je n’arrive pas à me défaire de cette idée : aucun d’eux ne me paraît naturel. Pourquoi étaient-ils là, au Caire, à manger dans des bouges miteux et à boire des bières tièdes ? Pourquoi ? Je ne me serais normalement jamais posé ces questions, mais ces gens m’obligent à me les poser, par cette attitude que je trouve prétentieuse et étrangement fermée.

Nous les laissons là et filons au Cairo Jazz Club, haut-lieu de la branchitude de Zamalek, où nous retrouvons les amis de Salia : Delia, Zayed, sa cousine Mina, et d’autres. Alfred, un de ses amis, se présente et je me présente à mon tour, tout en posant la main sur mon cœur, sans y penser plus que ça. Après quelques secondes, il s’arrête et me dit, Ce que tu viens de faire, avec la main, c’est arabe, tu sais ? Je rigole, il me dit que c’est très marocain, très algérien, et je réponds que c’est certainement parce qu’il y en a beaucoup en France, que j’ai reproduit ça sans vraiment m’en rendre compte. Je trouve que c’est un beau geste, qui pour moi résume toute la sincérité et l’intensité des politesses arabes.

Le DJ de ce soir est populaire, et jouera avec un percussionniste et un saxophoniste. L’ambiance est excellente, on mange, on boit. DJ Rami commence à mixer, et les caisses claires et bongos du percussionniste entrent progressivement en place. C’est beau, c’est brut, c’est arabisant, le tout sur du disco. Les bongos dessinent un groove supplémentaire, fin et puissant, et suivent l’évolution des morceaux. Il n’y a plus que le rythme, la pulsation, et ce qui s’insinue entre ses battements.

Dans ce sanctuaire de l’intérieur, de l’intra-muros, les langues se délient, les corps se dénouent. Le DJ porte sa casquette à l’envers, comme il ne la porterait peut-être pas dans la rue. Pas d’explosion sexuelle, mais une langueur et une tranquillité des corps qui savent qu’ici, l’attraction peut avoir lieu.

Puis nous rentrons. C’était une journée pleine de contrastes, de bières et de poussières. Une belle journée.