Les nouvelles ne sont pas bonnes vues de l’Occident. Mais je crois beaucoup en la notion de point de vue, pour ce qui est des informations. Là-bas, la vie continue. C’est ce que me dit Salia, c’est ce que me dit Tristan. Je ne réalise pas vraiment que je pars là-bas. Et je ne réalise pas non plus l’ampleur de cette ville, son intensité. Nous irons voir les derviches, le sphinx, les marchés, en logeant dans un appartement sur le Nil. Allons-y.
31 janvier 2014
Ce matin, Maya, l’amie de Salia vient nous chercher et nous apporte à manger. C’est apparemment normal en Égypte, lorsqu’on aime des gens, de débarquer chez eux et de les nourrir. Nous partons dans la voiture de Maya, et elle se rend au jardin public où nous allons passer un peu de temps en promenant sa chienne Betty, un beau labrador noir. Nous arrivons au Fish Garden, où nous allons manger. Je m’acquitte du prix d’entrée pour les non-égyptiens. Nous nous installons près du petit lac. Des enfants en trottinettes dévalent le petit pont de bois, et leurs roulettes cliquettent en passant sur les lattes. Des chiens gambadent, il fait un ciel d’un bleu bluffant, et le serveur arrive. Je commande un café turc, Salia un thé. Le chien de Maya me bave copieusement sur les genoux. Nous mangeons du foul, de la tehina, du houmous, des sandwiches à la patate sautée, des falafels etc. On déguste, on rigole, on se fait couvrir de bave. Maya insiste pour me payer une glace dans le meilleur glacier du Caire. Je prends yaourt aux mûres, dattes et mandarines. Très bon.
J’ai ensuite rendez-vous avec Tristan, un ancien professeur d’Aël que nous avions déjà rencontré à Damas. Maya me dépose devant chez lui dans le quartier de Doqi, et je le croise de retour du sport. Il salue tout le quartier, Habibi par-ci, Habibi par-là, et nous montons chez lui. Immense appartement. J’admire la vue, il se douche, nous partons direction le parc Al-Azhar.
En chemin, nous parlons de l’Égypte, de Morsi, de la laborieuse reconstruction du pays. Nous arrivons au parc et il me détaille l’historique de celui-ci ainsi que le panorama splendide qui s’offre à nous. Le parc est un projet piloté par la communauté chiite, qui le proposa à Moubarak en échange de la réhabilitation et de la mise en valeur des premières murailles du Caire, élevées par les chiites. À l’emplacement de ce parc aujourd’hui luxuriant se trouvait la benne à ordures du Caire, un gigantesque dépotoir à ciel ouvert qui dominait la ville, et constituait le panorama principal depuis la Citadelle de Saladin. Transformer cette atrocité en jardins, lacs et fontaines était un véritable défi, d’autant que la volonté de l’association chiite de l’Aga Khan était de reloger toutes les personnes que l’on devrait exproprier pour les travaux. Et ce fut le cas.
Après un bref cours d’histoire cairote, autour d’un café turc, nous descendons à pied vers le Caire islamique, la vue dégagée et l’horizon chargé de gaz d’échappements. Nous débarquons dans des ruelles cabossées, qui serpentent à travers les nouveaux habitats construits par les chiites. Nouveau n’étant bien sûr pas synonyme de en bon état. Nous suivons les rues sinueuses et débouchons sur une petite place, hors du monde, où des mamans poussent leurs enfants sur des balançoires de ferraille et de bois, avec des sièges de stade en plastique vissés sur les portants. Tout est peint de couleurs vives, et l’ambiance est au sourire. Nous avançons encore, Tristan me raconte les mosquées, les rues, les quartiers, on imagine comment devait être le Caire il y a plusieurs décennies, siècles.
Nous entrons dans une mosquée vers Bab Zuweila. Nous quittons nos chaussures et pénétrons dans la cour. Nous sommes absolument seuls. Le passage de la rue si agitée du Khan à cette oasis de calme en plein cœur de la ville est ahurissant. Les mètres d’épaisseur des murs de pierre boivent l’agitation extérieure et la transforment en un silence irréel. Nous errons quelques minutes, puis nous nous asseyons sur de petites marches, quand l’appel à la prière retentit. La voix du muezzin perce notre silence et fait trembler les murs de pierre de l’écho saturé que crachent les haut-parleurs de la mosquée. Chaque fin de phrase résonne lourdement dans l’ensemble, et les poussées de voix nous donnent des frissons. Nous sommes seuls, tout ça n’est que pour nous.
Le silence revient, nous n’en menons pas large. Moi, c’est entendu, mais Tristan, après des années de monde arabe, de Syrie et d’Égypte, en frissonne toujours. Il se tourne vers moi et me dit, la voix enrouée, C’est toujours impressionnant, hein ? Tout est dit, nous sortons.
On arrive à Bab Zuweila, une porte comme il y en a de nombreuses le long des remparts du Caire. Cette partie du Khan est dédiée aux tissus, aux toiles, à toutes sortes de textiles. C’est vraiment la partie que je cherchais, des toiles brutes, des grands rouleaux de tissu. Tristan cherche l’échoppe d’un bon marchand de foulards qu’il connaît bien, mais le type a déménagé. Entre les stands, dans les allées, Tristan avance à pas lents, salue ceux qui le regardent, ceux qu’il connaît, rit aux situations drôles, aide les vieux à traverser. C’est assez drôle de voir à quel point il est chez lui, à tous les points de vue.
Nous arrivons au café Fishawi, le centre du Khan. Chichas et thés. Deux jeunes Égyptiens assis à côté de nous nous tapent la discute : l’un d’eux, Ahmed, m’explique qu’ils sont amis depuis l’enfance et qu’ils font tout pour réussir. Ils apprennent à lire l’anglais sur une tablette électronique. À nouveau les marchands nous assaillent, et on refuse avec le sourire. Malgré notre refus, une femme dépose une poignée de cacahuètes sur notre table, et s’en va. Quelques minutes plus tard, des enfants passent, demandent s’ils peuvent les prendre et s’en vont. La femme repasse plus tard et se met à nous vilipender, ce à quoi Tristan répond avec le sourire. Ahmed, notre voisin de table, lui dit longuement quelque chose que je ne comprends pas, puis elle s’en va, pestant. On discute, je manque d’acheter une fausse carte d’identité égyptienne à l’effigie de Sissi, le général peut-être futur président.
Nous repartons et repassons devant l’école de oud que nous avions vue avec Salia et dont il me dit que le directeur était un ami proche. Nous repassons par Bab Zuweila et nous enfonçons à nouveau dans les ruelles, désormais plus sombres. Tristan espère pouvoir nous faire remonter jusqu’au parc par une petite porte qu’il connaît. Nous la trouvons, elle est cadenassée. Mais un type nous a vus et descend nous ouvrir. Nous avons de la veine, car sinon c’était le grand tour assuré. Nous remontons jusqu’au parc Al-Azhar et admirons le Caire, la victorieuse, brillante dans le soir, les mosquées vertes balisant les quartiers. Les jardins du parc sont magnifiques, surtout la nuit. De grandes allées de palmiers sont éclairées par de fins pylônes lumineux et des fontaines trônent au milieu des carrefours. L’air s’est rafraîchi et les quelques familles qui restent se sont emmitouflées dans des pulls en laine. Comme s’ils étaient à Megève, me dit Tristan.
Nous entrons dans un restaurant, magnifique, au bord d’un genre d’étang / fontaine et nous dînons. Mezzehs et viandes grillées accompagnés de leur jus de mangue. On discute de nos vies. Puis on plie boutique et on reprend la voiture. On longe un grand aqueduc qui jadis transportait l’eau du Nil jusqu’à des villages plus reculés. Tristan me dépose, c’était une très bonne journée. Salia m’attend, en pyjama, un paquet de crackers à la main. On débriefe et on s’endort. Laila saida.